Les départements crient à l’asphyxie

Les conseils généraux, que l’on renouvelle pour moitié dimanche, ont de plus en plus de mal à boucler leur budget. La faute à un État mauvais payeur qui ne règle pas ses factures.

Michel Soudais  • 17 mars 2011 abonné·es
Les départements crient à l’asphyxie
© Photo : GUYOT / afp

Il y a un an, le socialiste Claude Bartolone faisait voter au conseil général de Seine-Saint-Denis un budget en déséquilibre, ce qui est formellement interdit. Comme c’est la loi, ce « budget de révolte » qui avait inscrit dans les comptes une créance de 75 millions d’euros correspondant à des compensations non effectuées de l’État, a été retoqué par le préfet. Les élus du 93 ont dû revoir leur copie deux mois plus tard. Mais le bruit fait autour de ce coup de gueule et l’appui que lui ont apporté les 58 présidents de conseil généraux socialistes ont permis de braquer les projecteurs sur un scandale qui menace d’asphyxie financière plus d’un département.

En moins d’une décennie, le conseil général est devenu un acteur majeur de l’action sanitaire et sociale. Les lois lui ont confié d’abord la gestion de la dépendance, puis des chômeurs en grande difficulté d’insertion, enfin des handicapés. En fait, l’État s’est défaussé. Les compensations financières prévues en contrepartie de ces transferts de compétences n’ont pas été véritablement réévaluées. Résultat, l’écart entre les sommes versées par l’État aux départements et les dépenses réellement engagées n’a cessé de se creuser. Il était de 3,8 milliards d’euros en 2008, de 4,2 milliards en 2009, selon les estimations de Claudy Lebreton, président de l’Assemblée des départements de France (ADF) et du conseil général des Côtes-d’Armor. Et avec la suppression de la taxe professionnelle en 2010, le gel pour trois ans de la dotation globale de fonctionnement (DGF) à partir de cette année, la situation financière des départements, qui était préoccupante, tend à devenir catastrophique.

Il y a un mois, le président du conseil général de l’Ariège, Augustin Bonrepaux (PS), a écrit à François Fillon pour attirer son attention sur la situation financière délicate de son département relativement aux trois aides sociales qui lui incombent, l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), le revenu de solidarité active (RSA) et la prime de compensation du handicap (PCH). « Ces trois allocations sont obligatoires pour nous de la part de l’État, mais ce dernier ne nous donne pas les moyens de les payer » , explique Augustin Bonrepaux, qui menace de saisir la justice pour obtenir de l’État les 16,9 millions d’euros que ce dernier doit à l’Ariège.

D’un bout à l’autre de la France, le constat est identique. Les dépenses liées aux transferts successifs de compétences de l’État vers les départements augmentent, alors que les recettes stagnent ou diminuent. Les lois de décentralisation ne sont pas respectées. Et la faible compensation de ces trois allocations individuelles de solidarité est montrée du doigt.
À la création de l’APA en 2002, les départements versaient déjà aux personnes âgées en perte d’autonomie une prestation spécifique dépendance équivalente à 50 % du budget de l’APA. Au titre de sa compensation, l’État devait donc contribuer chaque année aux 50 % restants ; au fil des ans, sa contribution est tombée à 30 %. Dans un département comme la Meurthe-et-Moselle, ce décalage représentait 14,6 millions d’euros en 2009. La même année, l’écart entre ce que ce département a effectivement déboursé au titre du RMI-RSA et ce que l’État lui a versé s’élevait à 26,4 millions d’euros. Si l’on y ajoute le dépassement de budget de la PCH, le total de la dette de l’État envers la Meurthe-et-Moselle représentait, pour cette seule année, l’équivalent de la construction de quatre collèges neufs.

Face à cette situation qui aboutit, d’une part, à faire financer une part croissante de la solidarité nationale par les impôts locaux et contrevient, d’autre part, au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, plusieurs départements ont décidé de se tourner vers la justice. C’est le cas des Alpes-de-Haute-Provence, de la Loire-Atlantique, du Pas-de-Calais, du Val-de-Marne, ou de la Somme. Cette dernière réclame à l’État un arriéré de 103 millions d’euros couvrant les années 2002 à 2010. Mais la procédure, qui utilise la question prioritaire de constitutionnalité, s’apparente à un marathon judiciaire : il faut s’adresser au tribunal administratif, qui transmet (ou non) au Conseil d’État, qui soumet (ou non) la question au Conseil constitutionnel.

Si une soixantaine de départements se disent prêts à s’engouffrer dans la brèche, nombreux sont ceux qui hésitent à sauter le pas. Soit qu’étant dirigés par l’UMP ils s’y refusent au nom d’une sorte de solidarité gouvernementale, soit en raison des lenteurs et aléas de la procédure. Dans les deux cas, faute d’être plaidée en justice, la dette de l’État anime la campagne électorale.

Dans les Hauts-de-Seine, où le préjudice subit s’élève à 65 millions d’euros pour la seule année 2010, le PS a annoncé que son chef de file allait saisir le tribunal administratif afin de l’autoriser à se substituer à l’exécutif départemental défaillant. Samedi, les candidats du Front de gauche des Bouches-du-Rhône, où la créance de l’État était l’an dernier de 225 millions d’euros, ont symboliquement envoyé un « avis d’huissier citoyen » au gouvernement. Ceux du Nord réclament, eux, du président du conseil général socialiste qu’il porte plainte contre l’État, dont la dette cumulée atteint la somme pharaonique de 1,8 milliard d’euros : « À cause de cette dette , explique Éric Mouveaux, candidat à Roubaix, le conseil général est obligé d’augmenter ses impôts ou de choisir entre verser le RSA ou la gratuité des transports scolaires. Les citoyens sont contraints de payer les cadeaux fiscaux des riches ! »

Bien que d’aspect technique, l’asphyxie financière des conseils généraux pèse sur la campagne des cantonales. Victimes des indélicatesses d’un État mauvais payeur qui ne leur règle pas toutes ses factures, les départements sont en effet contraints de tailler dans les dépenses non obligatoires. D’où des choix qu’il faut bien expliquer aux électeurs. Car les soutiens qu’ils versaient aux communes, aux associations sportives et culturelles en font souvent les frais. Pour compenser une moindre capacité financière, et faire comme si de rien n’était, la tentation est grande de recourir aux partenariats public-privé (voir ci-dessous). Ce faisant, les conseils généraux contribuent eux-mêmes par l’augmentation de leurs frais fixes à hypothéquer, bien au-delà de la durée de leur mandat, la libre administration dont ils accusent, à raison, l’État de les priver.

En fait, derrière la question de leur budget, c’est l’existence même des départements qui est en cause. Leur capacité fiscale à compenser la stagnation des dotations nationales a été gravement affaiblie par le remplacement de la taxe professionnelle par la contribution économique territoriale. Avec cette réforme, leur marge fiscale est passée de 30 % à 17 %. Du coup, dénoncent les élus, c’est l’autonomie financière du département qui est menacée. Et celle-ci ne pourra pas être rétablie sans une remise à plat législative d’envergure.

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