Les invisibles du nucléaire

Le nombre de sous-traitants est en augmentation dans les centrales. Concurrence oblige, la sécurité des travailleurs extérieurs, très exposés aux radiations, est souvent mise en danger. Témoignages.

Thierry Brun  et  Ivan du Roy  • 24 mars 2011 abonné·es

Le nucléaire, une énergie propre ? Quand il entend ces mots, Philippe Billard se fâche : « Nous, on est les sales gueules du nucléaire, on est là pour être irradiés. En vingt-cinq ans, il m’est arrivé de prendre de grosses doses de radiations. » Ce quadragénaire de Fécamp a longtemps travaillé à la centrale nucléaire de Paluel (Seine-Maritime) en tant que décontamineur pour un sous-traitant d’EDF, Endel, une filiale du groupe GDF-Suez. Il a fait partie de ces « nomades du nucléaire » qui traversent la France de centrale en centrale, au gré des arrêts de tranches, avec des contrats qui durent le temps d’un chantier. Leur mission : réparer une vanne d’un circuit de refroidissement, décontaminer une pompe à vapeur ou changer un boulon dans une zone à risques. « On est des touche-à-tout » , résume ce syndicaliste à la CGT.

Ces intérimaires du nucléaire sont de plus en plus nombreux. Dans la centrale de Penly (Seine-Maritime), on peut compter jusqu’à 150 prestataires permanents chargés des opérations de maintenance. « Et en cas d’arrêt de tranche pour une visite décennale, il peut y avoir jusqu’à 1 200 salariés sur le site » , témoigne Bruno Bernard, délégué syndical de SUD Énergie.
Le recours de plus en plus important à la sous-traitance remonte à la fin des années 1980. Cette stratégie d’EDF, aujourd’hui partiellement privatisée, répond à deux objectifs : abaisser les coûts de production en allégeant la masse salariale permanente, alors que le secteur de l’énergie s’ouvre à la concurrence, et faire tourner le personnel en charge de la ­main­tenance, le plus exposé aux radiations. Le volume de maintenance sous-traitée est passé en cinq ans de 20 à 80 %. Entre 20 000 et 30 000 travailleurs sont affectés à ces « servitudes nucléaires » , comme les nomme EDF. Ils sont soumis à des conditions extrêmes. Et leur invisibilité – ils n’entrent pas dans les statistiques de l’entreprise en cas d’accident ou de cancer déclaré en maladie professionnelle – arrange bien EDF et l’ensemble de la filière ­nucléaire.
Eux-mêmes mis en concurrence, les sous-traitants doivent gérer dans des délais de plus en plus courts, et à des prix tirés vers le bas, les exigences du donneur ­d’ordre. « Pour gagner du temps, en cas de petite avarie à proximité d’un réacteur, on évite d’arrêter la tranche , explique Bruno Bernard. On fait intervenir les gens pendant le fonctionnement, alors que le réacteur émet un rayonnement neutronique très dangereux, pas forcément détectable. »

Illustration - Les invisibles du nucléaire

Philippe décrit « les risques permanents de contamination par poussières ionisantes et les risques d’irradiation. Quand on bosse, on est à la minute près. Et on manque de matériel de protection et d’outils » . Il n’est pas rare que certains de ces employés extérieurs retirent leur dosimètre. Car, s’ils reçoivent une dose de radioactivité dépassant la norme, ils seront « grillés » . Conséquence : plus de boulot avant plusieurs mois, donc plus de salaire… Et le risque que leur employeur perde le chantier.

À la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher), le « nomade » Daniel Luengo, monteur échafaudeur et décontamineur pour une PME, travaille en zone dite contrôlée. Il intervient de jour comme de nuit, en même temps que d’autres « externes »  : « On voit là des intérimaires de Manpower ou d’Adecco, mais aussi des Roumains et des Bulgares employés par des sous-traitants de sous-traitants. Certains ont une tenue de protection, d’autres non… » Payé tout juste au Smic, le travailleur itinérant raconte la pression continuelle : « On nous répète en permanence qu’EDF perd un million d’euros par jour à chaque arrêt de tranche. ça court dans tous les sens. On peut intervenir deux à trois fois dans la nuit. Et on vit avec l’angoisse de la contamination. » Sur un chantier, Daniel a ingéré des radionucléides « en ­faisant de la décontamination en fond de piscine, là où il y a les crayons de combustible, l’un des endroits les plus dangereux dans une centrale » . Comme beaucoup d’autres, il change d’employeurs tous les 2 ou 3 ans, au gré des appels d’offres. Ce qui ne facilite pas un suivi médical sur le long terme, quand il n’est pas tout simplement inexistant.

Ces invisibles du nucléaire « reçoivent 80 % de la dose collective annuelle enregistrée sur les sites nucléaires, avec des doses individuelles moyennes par mois de présence en zone irradiée 11 à 15 fois plus élevées
que celles des agents d’EDF »
, relève Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm, qui a mené plusieurs études sur les salariés du nucléaire. L’existence même de ces milliers de travailleurs surexposés à la radioactivité fait voler en éclats le mythe d’une énergie nucléaire propre et sûre. « Ne cherchez pas une étude épidémiologique sur les cancers, vous n’en trouverez pas ! » , ironise Philippe Billard. Et le recours massif à la sous-traitance nuit grandement à la sécurité globale. La circulation de l’information – encore plus cruciale quand il s’agit de nucléaire – se dilue dans le grand ­nombre d’intervenants, provoquant parfois des accidents graves. La connaissance d’une centrale et l’expérience d’une intervention particulière ne se transmettent plus. Mais rassurez-vous : jusqu’ici, tout va bien.

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