Sondages

Denis Sieffert  • 8 mars 2011 abonné·es

Peut-être bien que le sondage publié samedi dans le Parisien est méthodologiquement discutable. On reprochera sans doute au politologue de service d’avoir abusé de ce petit correctif à la hausse bien connu des spécialistes quand il s’agit du Front national [^2]. Mais il ne faudrait pas que cette ratiocination tourne à la politique de l’autruche. Car, quels que soient ses vices de forme, ce sondage est loin d’être dépourvu de sens. L’important, à plus d’un an de la présidentielle, n’est pas de savoir si Marine Le Pen est à 23 % ou à 21 % d’intentions de vote, si elle arrive en tête ou si elle est devancée par un candidat socialiste, d’ailleurs inconnu. L’important est bien que la candidate du Front national côtoie de toute façon des altitudes inquiétantes, et que la gauche serait bien inspirée d’en prendre conscience. Pour nous, ce n’est pas franchement une surprise. Michel Soudais l’a écrit et analysé (voir Politis du 13 janvier) : Marine Le Pen sera électoralement plus redoutable que son père.

Plus lisse, moins provocatrice, elle apparaîtra rapidement plus fréquentable que le fondateur du FN, tout en ne concédant rien sur le fond. Mais ce qui la rend plus dangereuse, ce n’est pas tant le recentrage de sa communication que la droitisation du parti présidentiel sous l’influence de Nicolas Sarkozy. Car, hormis une concurrence d’appareils, rien ne sépare plus le discours de Marine Le Pen de celui d’un Brice Hortefeux ou d’un Claude Guéant. En fait, la droite « décomplexée » de Nicolas Sarkozy ressemble à s’y méprendre à ce qu’on nommait extrême droite il y a dix ans encore. Ce déplacement historique de la droite parlementaire n’a certes pas commencé hier. Mais il s’est considérablement accéléré depuis 2007. Il répond d’abord à un impératif économique. Pour imposer à notre société le projet néolibéral, et un transfert massif du travail vers le capital, il fallait supprimer toute référence au social. Les pauvres ne sont plus des pauvres, ils sont des Noirs ou des Arabes. La délinquance est devenue un problème ethnique. D’où le considérable succès d’Éric Zemmour, condamné pour provocation à la haine raciale mais invité d’honneur des députés UMP. Le journaliste du Figaro a le mérite d’exprimer crûment cette vision essentialiste de notre société.

Cet abandon du social au profit de l’ethnique trouve son prolongement dans la répétition obsessionnelle de cette question : qu’est-ce qu’être français ? Tout est prétexte à sa reformulation. Un fait divers, la montée du chômage, un problème religieux et, bien sûr, les révolutions arabes qui transforment le monde méditerranéen. Le clan Sarkozy apporte toujours le même type de réponses. Il promet protection et sécurité à une France qu’il redéfinit de la façon la plus restrictive et la plus immobile. Il cultive la peur. C’est de ce seul point de vue qu’il veut notamment nous faire considérer les révolutions arabes. On nous parle moins de peuples qui se libèrent et s’émancipent que d’invasions contre lesquelles il faut se prémunir. Et, non content d’exploiter la matière brute que lui livre l’actualité, Nicolas Sarkozy créé lui-même les conditions du repli idéologique sur des bases ethniques et religieuses.

On a connu le débat sur l’identité nationale, voici celui sur l’islam et la laïcité. Et comme ce président de la République ne fait pas dans la dentelle, il exhibe aussitôt les grosses ficelles qu’il était censé cacher. Alors que sa garde rapprochée s’époumone pour nous convaincre qu’il s’agit moins de pourfendre l’islam que de défendre la laïcité, il foule aux pieds la laïcité en se rendant dans la cathédrale du Puy-en-Velay pour y exalter la chrétienté, qui, dit-il, a laissé à la France « un magnifique héritage de civilisation » que « nous devons transmettre aux générations » . On imagine l’effet de tels propos sur les musulmans de France. D’autant que le même Nicolas Sarkozy, en sa qualité de chanoine de Latran, avait affirmé en 2007, lors d’une visite au Vatican, que le « christianisme est dans notre ADN » . On mesure à quel point ce mélange de génétique et de religion est antilaïque, et excluant. Idéologiquement, on ne peut pas faire plus extrême droite que cela. Comment s’étonner dans ces conditions que des électeurs choisissent finalement ceux qui n’ont jamais gouverné et dont les promesses peuvent encore faire illusion ?

Face à cette droite extrême et à cette extrême droite, la gauche n’a qu’une tâche, une seule – qui n’est sûrement pas de faire la morale aux électeurs de Mme Le Pen, mais de réimposer une grille de lecture sociale des événements. Combattre tout essentialisme, tout ethnicisme, et ne pas laisser manipuler une « laïcité » dont Marine Le Pen a su faire une arme contre nos concitoyens musulmans. La question est aujourd’hui de savoir quels seront les thèmes dominants du débat électoral. Va-t-on parler des retraites, des salaires, de logement, de fiscalité, ou de cette « laïcité » en trompe-l’œil, d’islam, d’immigration ? Au moment où les révolutions arabes nous montrent la voie, la France va-t-elle enfin sortir du « choc des civilisations » ?

[^2]: Une légère honte, en voie de disparition, a longtemps conduit les sondés à ne pas avouer leur intention de voter Le Pen. D’où un habituel correctif à la hausse. Ses détracteurs accusent l’institut Harris Interactive d’avoir forcé la dose…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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