Un air de famille

Trois groupes et trois albums, non sans liens. Les Hurlements d’Léo, les Ogres de Barback et les Têtes Raides sont en tournée. Tonalités croisées.

Ingrid Merckx  • 21 avril 2011 abonné·es
Un air de famille

C’est venu machinalement : les Hurlements sont huit ; les Ogres, quatre ; les Têtes Raides, sept. Les Hurlements d’Léo (HDL), c’est chant, cuivres, cordes et batterie. Les Têtes Raides aussi, bois, métallophone, accordéon en plus. Idem pour les Ogres, qui jouent aussi de la scie musicale, du theremin, de la vielle à roue, du duduk, de l’harmonica… Les HDL (photo ci-contre) jouent depuis quinze ans. Les Ogres (ci-dessous), dix-sept. Les Têtes Raides, dix-neuf. Les HDL sont produits par Ladilafé, petite boîte créée en 2005 pour faire de l’accompagnement « sur mesure » : production, promotion et tournée (Illene Barnes, La Rue Ketanou). Les Ogres ont créé leur label, Irfan, en 2001, pour se produire et en soutenir d’autres (Lyre le temps, les Fils de Teuhpu, la Fanfare du Belgistan). Les Têtes Raides ont rejoint Tôt ou Tard, gros label indépendant (Thomas Fersen, Mathieu Boogaerts). Or, tous sont actuellement en tournée jusqu’à l’hiver [^2] pour la sortie d’un album chacun : Bordel de Luxe , Comment je suis devenu voyageur et  l’An demain .

Belle coïncidence… D’où l’envie de tisser des liens. Qui existent déjà : ils ont tous joué ensemble au moins une fois, les Ogres et les HDL sont même partis sous le chapiteau Latcho Drom pour une virée aussi mémorable (à quarante dans six pays pendant six mois) que l’album qui en est né, Un air, deux familles (2001). Il y a donc bien des traits communs entre ces groupes et leurs albums. Mais, la raison la plus évidente de ce rapprochement, c’est qu’ils partagent un public, à la croisée du rock et de la chanson. Quadragénaires, trentenaires, petits frères et, désormais, enfants des premiers qui ont biberonné le rock musette et social de leurs aînés. À plus forte raison quand, comme les Ogres, ils ont concocté des titres jeunesse ( Pitt Ocha 1 et 2). L’occasion d’un petit jeu de passerelles.

Couleurs

Suffit de prendre les pochettes. Certains ont un coup de jus, d’autres un coup de mou. Les Têtes Raides font un album « en dedans ». Dans le livret, ils affichent des mines refaites et défaites à la peinture marron et grise. La bouche barrée, les yeux grossis, le sourire forcé. « Ode à la nuit faut que ça bouge / Si t’as l’infra moi j’ai le rouge » . Ou le bourdon : « J’irai demain en l’an demain. » Se bouger OK, mais par où ? En caravane pour les Ogres, qui ont pris l’option bariolée et festive. Rouge, jaune, vert et étincelles. Bestiaire et circassienne. Picassesque et picaresque. Et même olé olé : « Là d’où je suis, j’y vois une vallée / Entre tes deux seins, moi, je m’imagine… » (« Entre tes saints »).

Quant aux HDL, après cinq ans de séparation, ils reviennent requinqués : ambiance vintage, cuivrée, ouatée. Bien sapés, ils veulent du « luxe ébouriffé » . Cul et classe. « Car il faut que ça brille, que ça brille aux éclats… » Pas bling-bling, loin de là : punchy ! Bordel de luxe se veut « une réponse au découragement ambiant » . « Le plaisir au maximum et sus aux peine-à-jouir. » Vu ? « Avant que de jouir à trépasse / Envole-toi vers ton maquis » , ripostent les Têtes Raides, qui rappellent : « On en massacrera des mots / À jouer à porte-drapeau » (« Maquisard »).

« Elle fait du zèle »  : dans cette fausse chanson d’amour, les Ogres dressent une liste de concepts bourgeois ( « propriétaire » , « nationalité » , « religion » ) qu’ils renvoient au nez de… la nation. Et se lancent dans une « Palestine confession » . Tandis que les HDL alertent : « J’ai le sommet qui se réchauffe / Et de l’eau dans les poches / J’ai de l’air au rabais / les pieds secs à moitié » (« La valse de Copenhague »).

Textures

Les arrangements s’en ressentent. Les Têtes Raides sont sobres et sombres. Des textes calmes, posés, un ou deux instruments (piano, violoncelle…) en réplique, témoignent d’une colère rentrée ; les rimes en sont presque affectées. L’heure est grave. Sauf sur « So free », où, en tandem avec Jacques Martyn Richard à l’octave, ils clament, à contretemps avec la rythmique, rejoints par les cuivres pour le refrain, et dans un anglais yogourt piquant : « The only joke it’s to be free / We are the children of liberty. » Une des meilleures chansons de l’album avec « Gérard », où ils reviennent à un style plus classique qui bringuebale batterie-guitare-clavier : « Gérard mon mécano / répare mes p’tits bobos […] Gérard j’ai froid dans le dos / Dès que tu sors ton couteau… »

Chez les Ogres, Pitt Ocha a laissé un goût pour les ambiances « bon enfant » et les histoires imagées. Pas toujours marrantes : le quotidien teinté d’ennui avec un père « qui a trente ans… d’âge mental : seize ! » , où Batman ne s’en sort pas sans Spiderman. Il y est toujours question de trouvères mélancoliques et révolutionnaires. Et de tour du monde en musique, avec des bribes d’espagnol, d’occitan, de rom et de wolof, et des sons venus d’ailleurs, tziganie, Arménie, Afrique…

Les Têtes Raides travaillent à faire revenir l’influx, comme avec cet air de tango sur « Emma » : « Quand on s’ennuie on se dit que c’est beau la vie / La loupe pas, elle passera qu’une fois. » Ou rocksteady sur « Angata » : « Angata on y va / Angata faut y alla. » Mais c’est quand même du côté des HDL qu’il y a le plus d’énergie, un maximum de parties rock et cuivres sur des mots qui cognent, effet mordoré qui n’est pas sans rappeler Noir Désir : « Chaque jour, chaque nuit, je rêve de détresse / Permanente insomnie, interminable stress / À la mort, à la vie, je rêve de foule en liesse   » (« El fuego »).

Mises en scène

Et comme un album c’est aussi des images, on retrouve les plasticiens Éric Fleury pour les Ogres, et les Chats Pelés pour les Têtes Raides. Les HDL se sont associés avec David Benito et Laurent Bourlaud pour un album BD+CD, second volume de la collection Zik&Bulles (Association culturelle pour la chanson francophone actuelle). Pour leur nouveau spectacle, les Ogres ont monté un décor avec des écrans et ouvert un blog de tournée avec des vidéos. Première aussi chez les Têtes Raides, qui affichent sur la pochette non plus une tête de personnage mais celle du chanteur, Christian Olivier. Façon de dire que, celle-là, il l’a bien en main.

[^2]: Voir toutes les dates sur leurs sites : http://www.hurlements.com, http://www.tetesraides.fr, http://www.lesogres.com

Culture
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