Fait divers ou faux réel

De Tony Meilhon à Xavier Dupont de Ligonnès.
Quand les médias,
et parfois le politique, jouent avec le sensationnel.

Jean-Claude Renard  • 5 mai 2011 abonné·es
Fait divers ou faux réel

Chassez le naturel, il revient au galop. Air connu. Et avec l’affaire d’une famille nantaise exécutée par balles, retrouvée façon puzzle enfouie sous une terrasse, un père en cavale, une double vie en pointillé, ça n’a pas loupé. Dans la foulée, parce qu’un fait divers en entraîne un autre dans les titres, un jeune homme de 20 ans abattu dans les Vosges, un gourou septuagénaire et sa compagne mis en examen pour viols ou un autre meurtre à Colmar ont rempli les titres. Après une interruption de quelques semaines nourries par Fukushima et la Libye, le fait divers a repris sa place dans les médias : la première.

Pour autant, il n’y a pas plus de faits divers aujourd’hui qu’hier ou avant-hier. C’est la place qu’ils occupent qui varie. Et ce qu’on en fait. Assurément encore, la presse à sensation fonctionne avec le fait divers. Aujourd’hui, au diapason, s’inscrit une « politique à sensation », avec un fait divers devenu objet de communication, relayé par les élus, sinon instrumentalisé.

En février dernier, l’affaire Tony Meilhon avait, c’est le cas de le dire, défrayé la chronique, soulevant même une fronde inédite du corps judiciaire devant l’intervention de l’Élysée, jugeant alors responsables les magistrats. Meilhon, un fait divers de plus, mis en avant dans les médias, au même titre, un peu plus tôt, que le meurtre d’une joggeuse, mais un fait divers à l’origine du discours et de l’action politiques [^2], quand précisément il devrait être totalement détaché du politique. En effet, qu’est-ce que le fait divers, sinon de l’émotion brute, de l’urgence, de l’immédiateté ? Un acte isolé, un accident, sur lequel, détail d’importance, le téléspectateur ne peut rien faire, qui parfois se ponctue au JT par un micro-trottoir non moins inepte ou suggérant insidieusement l’idée de fatalité (la même fatalité qui permet d’annihiler toute lecture économique et sociale critique). Le fait divers : un événement détaché de la réalité, du faux réel. Qui existe, certes, mais qui ne correspond pas à la réalité de tous les jours. En somme, c’est exactement le contraire de la politique, le contraire de la distance, de la réflexion nécessaire.

À regarder de près, le fait divers n’a rien à voir avec les questions qui relèvent des responsabilités d’un gouvernement, telles que le travail, les transports, l’énergie, la santé publique, l’éducation… Mais à ces questions essentielles, bien réelles, qu’il est censé maîtriser par nature, s’est substitué un micro-événement. Qu’on pourrait voir comme un détournement. On regarde ce que désigne le doigt, inversant le proverbe chinois. En l’occurrence, il ne pointe pas n’importe quel fait divers, dans la précipitation, mais celui qui va permettre de proposer une loi ou dessiner les contours d’un nouveau discours, s’imprimant sur ce faux réel, cet événement détaché de la réalité. Avec l’affaire Tony Meilhon, l’État, chargé du macroscopique, s’est donc servi du microscopique.

Au-delà de cette affaire tragique, il est curieux de constater combien les chemins des médias et du politique, tous deux fabricants de réel, se croisent sur le fait divers. Il y aurait comme un intérêt commun à effacer le réel, à la diversion. Une diversion bien orchestrée, toujours alimentée et surtout facile. Car le fait divers plaît, attire, et s’accompagne régulièrement d’un succès d’audience. Un succès [^3] qu’il doit chez le ­téléspectateur, l’auditeur ou le lecteur, à sa fascination pour le monstre, le crime et, à l’intérieur de cette fascination, à l’idée de victimité. Cette idée toujours remarquablement agitée par les médias : « La victime, ça pourrait être vous ! Cette joggeuse, ça pourrait être vous ! » De quoi soulever l’émotion populaire facilement. Idem pour des jumelles disparues (en janvier dernier), une jeune femme violée et égorgée (à Denain, dans le Nord, en février), une école maternelle incendiée (en février également), un accident à Eurodisney (dimanche 24 avril), la disparition d’une autre joggeuse à Créteil (lundi 25 avril). La victimité : un ressort efficace.

Avec l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès, et l’exécution de sa femme et de ses enfants dans un scénario étrange et à plusieurs tiroirs ressemblant à l’affaire Jean-Claude Romand (il y a dix-huit ans, dans l’Ain), le gouvernement et son Président n’ont pas eu l’occasion de remettre en cause les magistrats, de suggérer une nouvelle loi (à moins d’attaquer, à la manière d’Ubu, toute vieille noblesse décadente, coupable de disséminer les siens par petits bouts sous une terrasse, tout comme il aurait pu proscrire le jogging dès l’aube, « à l’heure où blanchit la campagne » ). Reste que le fait divers occupe les titres, quand bien même il ne mérite en rien les premières places dans l’information, sinon, rarement, lorsqu’il révèle un fait de société. Loin de la guerre en Libye, des deux millions d’enfants sous le seuil de pauvreté en France, des 1 500 classes de primaire supprimées ou du non-lieu prononcé pour les deux policiers pourchassant Bouna et Zyed à Clichy-sous-Bois, en 2005, point de départ des émeutes de l’automne. Un autre fait divers. Une autre histoire.

[^2]: Dans l’affaire Tony Meilhon, même l’histoire a été truquée. La question de la récidive a été posée sans qu’il y ait de récidive, transformant en même temps la présomption d’innocence en présomption de culpabilité.

[^3]: Tel que celui du magazine « Faites entrer l’accusé », toujours haut placé dans les parts d’audience, construit sur le fait divers et, en l’occurrence, du fait divers réchauffé.

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