Le fond de l’air est blanc…

L’affaire des quotas qui secoue le football français témoigne aussi de l’état d’une société meurtrie par une politique qui exalte l’identité nationale.

Denis Sieffert  • 12 mai 2011 abonné·es
Le fond de l’air est blanc…
© Photo : fife / afp

C’est l’histoire d’une discussion qui dérive, et qui dérape. On connaît les faits. Le 8 novembre 2010, se réunit la direction technique nationale de la Fédération française de football. À l’ordre du jour, l’avenir de l’équipe de France. On en vient à soulever le problème dit des « binationaux », ces jeunes gens qui, de parents ou même de grands-parents étrangers, pourront choisir entre l’équipe de France et l’équipe de leur second pays d’origine. Un débat d’apparence technique et économique. Version sportive de la fameuse « fuite des cerveaux » si souvent invoquée par nos politiques pour justifier le libéralisme. Toutefois, il ne s’agit pas ici de jeunes traders qui tentent d’aller faire fortune à la City, mais de gamins des banlieues issus de feu notre empire colonial, en Afrique et au Maghreb.

Bientôt, les mots glissent. On ne dit plus les « binationaux », mais les « Blacks » et les « Arabes ». Et, surtout, on prend le problème à l’envers. Au lieu d’essayer de retenir ces gamins chez nous – si l’on veut bien se placer du point de vue du football d’élite –, on se propose au contraire de limiter le nombre de ceux qui auront cette possibilité de choix. Ce qui reviendrait à établir des quotas dès l’entrée dans les « pôles espoirs », à l’âge de 12 ans. Limiter le nombre de binationaux, limiter le nombre de Noirs, nos responsables ne font bientôt plus la différence. Ce qui était déjà discriminatoire quand on parlait de « binationaux » devient scandaleux quand il s’agit de Noirs et d’Arabes. On évoque ensuite les stéréotypes physiques. Laurent Blanc, le sélectionneur de l’équipe de France, s’interroge : « Qu’est ce qu’il y a comme grands costauds, puissants ? Des Blacks ! » L’Espagne, avec ses joueurs de poche, est citée en exemple par Laurent Blanc : « Ils disent : “Nous, on n’a pas de problème, on n’a pas de Blacks.” »

Le terrain devient plus que glissant. Le directeur technique national, François Blaquart, a d’ailleurs conscience du caractère sulfureux de son idée de quotas : « Il ne faut pas que ce soit dit » , recommande-t-il. Problème, l’un des participants, Mohamed Belkacemi, qui travaille dans les cités, a déjà pressé sur le bouton de son magnétophone. Le lendemain, il remet l’enregistrement au numéro deux de la Fédération. Puis, mystère. Pendant cinq mois, il ne se passe rien, jusqu’à ce qu’un inconnu remette le document au site Mediapart, qui en commence la publication le 28 avril.

À cet instant, l’affaire change de nature. Nous n’avons plus une discussion menée dans le huis clos de gens qui « se comprennent », ont leurs codes, fussent-ils détestables, et leur logique. Portés sur la place publique, les mots prennent un autre sens. Ils rappellent le climat politique rendu délétère par le gouvernement et ses débats sur l’identité nationale. Ils rappellent Alain Finkielkraut, qui avait jugé en 2005 que « l’équipe de France black-black-black était la risée de l’Europe » . Ils rappellent des propos de Le Pen et de Frêche, et ceux de Roselyne Bachelot dénonçant « les caïds immatures » de l’équipe de France. Un autre débat se greffe alors sur le premier, celui de la transparence. Le sociologue Stéphane Beaud a analysé dans Traîtres à la France  [^2] que le scandale pendant la Coupe du monde de 2010 résultait moins des invectives lancées par Anelka à Domenech que de la «  transgression  » par le journal l’Équipe du «  secret du vestiaire  ». Et nul n’imagine en effet que nos propos saisis dans des réunions professionnelles soient à tout moment portés sur la place publique.

De plus, on juge des faits. Les quotas n’ont pas été décidés. Restent des mots prononcés dans une enceinte privée. Et tout le monde convient que Laurent Blanc, pour ne parler que de lui, n’est pas raciste. Du coup, l’autre débat, celui d’une transparence inquisitrice, plaiderait presque en faveur de Blanc et de ses collègues. Oui, mais pourquoi Belkacemi a-t-il pris la décision d’enregistrer la discussion ? « J’étais révolté, dit-il, par des propos que j’avais déjà entendus auparavant. » Le dérapage sémantique incontrôlé serait-il en fait une très mauvaise habitude ?

[^2]: La Découverte (2011). Voir aussi Politis n° 1050.

Société
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