Les valeurs plutôt que les volumes

À l’approche de la Quinzaine du commerce équitable, le secteur tente de tirer les leçons de la crise qui le frappe. La baisse des ventes pourrait être compensée par le retour d’une parole politique.

Philippe Chibani-Jacquot  • 5 mai 2011 abonné·es
Les valeurs plutôt que les volumes
© Photo : P Deliss/Godong/photononstop/afp

Le commerce équitable, ce mouvement qui veut garantir les droits des producteurs, bouge encore. Mais le secteur est bien à la peine. Faut-il parler de réveil ou plutôt de derniers soubresauts ? Trop tôt pour répondre, mais c’est bien une crise en tout cas qui s’est traduite, en 2010, par l’effondrement des ventes des produits estampillés Max Havelaar, symbole de la course à la consommation équitable.

La croissance est passée de 15 % en 2009 à 5 % en 2010. L’association Max Havelaar craignait même un chiffre proche de zéro. Mais le résultat exceptionnel de la consommation hors domicile (hôtels, restaurants, distributeurs automatiques, restauration rapide…) a relevé le niveau. En revanche, dans la grande distribution, la baisse des ventes est un fait. Selon l’étude IRI Infoscan, qui se fonde sur les produits passés en caisse dans 5 700 super et hypermarchés, les ventes de marchandises de grande consommation hors fruits frais et textiles auraient baissé de 2,4 % en 2010, alors qu’elles progressaient en 2009. Finie, la croissance à deux chiffres.
Ces mauvais résultats rappellent que le commerce équitable ne peut se résumer à un « vote du porte-monnaie ». La crise économique et la contraction du pouvoir d’achat des Français les incitent aujourd’hui à l’abstention. Ainsi, l’ambiance de la 11e Quinzaine du commerce équitable (voir encadré) devrait être moins consumériste que d’habitude, et un certain nombre de débats de fond pourraient bien retrouver de la vigueur à cette occasion. Nous en explorons quelques-uns ici.


L’aveuglement des volumes

La course aux volumes a été lancée avec l’arrivée sur le marché des produits portant le logo Max Havelaar, principal organisme de certification du commerce équitable en grande distribution, il y a plus de dix ans. Il fallait alors démocratiser l’accès des produits équitables pour stimuler la demande et augmenter les volumes. Puis les multinationales ont mis un pied dans le système. FLO International, qui réunit les Max Havelaar du monde entier, ne pouvait se permettre de bouder l’industrie agroalimentaire pendant que le concurrent Rainforest Alliance signait des partenariats à tout va.
Cela a commencé avec la banane et le géant américain Dole en 2003. Aujourd’hui, Nestlé, Cadbury, Starbucks et Unilever se décorent du logo équitable. Certains pour l’une de leurs marques seulement (Ben & Jerry’s pour Unilever, Kit Kat pour Nestlé), d’autres, comme Starbucks, sur l’ensemble de leurs volumes, mais au prix de quelques entorses aux principes. Starbucks ne respecte pas les règles d’achat direct à la coopérative, tandis que Kit Kat ou Ben & Jerry’s obtiennent le logo sur un seul des ingrédients de leur produit.

Ensuite, ces multinationales ont négocié le fait que des plantations entières puissent prétendre à la certification, dérogeant ainsi au principe selon lequel le commerce équitable vient soutenir les coopératives de petits producteurs, symbole d’une agriculture familiale et paysanne. Pour boucler la boucle, la grande distribution ainsi que le hard discount ont lancé leurs produits équitables sous des marques de distributeur (MDD) sans transparence.
C’est à ce prix que le chiffre d’affaires « équitable » a explosé, passant de 12 millions d’euros en 2000 à 303 millions d’euros en 2010. Désormais, la chute des ventes prouve que la course aux volumes ne fonctionne plus auprès des consommateurs citoyens, capables de se détourner d’un comportement d’achat éthique pour un autre. Hier, c’était l’équitable, aujourd’hui le local, encore plus que le bio.

Les entreprises 100 % équitables qui ont fait le choix de la grande distribution se démarquent quelque peu du positionnement de Max Havelaar. « Notre combat est ­d’expliquer que nous travaillons exclusivement avec des petits producteurs, ce qui a des implications en termes de développement » , explique Nicolas Mounard, directeur général d’Alter Eco, qui estime par ailleurs que « les MDD n’ont pas accéléré la demande » . Christophe Eberhart, cogérant d’Éthiquable, pose la question : « Quel est l’impact d’un café équitable MDD à 1,90 euro sur le consommateur à qui on a dit que l’équitable reposait sur une logique de prix juste ? Une partie des consommateurs a peut-être perdu confiance. »

Dépasser le rapport Nord-Sud

L’histoire retiendra que le commerce équitable est né de la lutte contre les inégalités économiques entre pays riches et pays pauvres. Le commerce devait remplacer l’aide. Les filières artisanales, puis le café, ont incarné cette nouvelle stratégie des mouvements dits « tiers-mondistes ». L’expression « commerce équitable » reste attachée à ces rapports économiques entre consommateurs du Nord et producteurs du Sud. Pour autant, le débat pour « une économie équitable », tel que le prône le réseau Minga depuis des années, devrait trouver une nouvelle résonance.

L’idée d’un commerce équitable local au Nord commence à faire son chemin tandis que le commerce équitable local est déjà une réalité dans certains pays du Sud, comme le Brésil. La Plateforme française pour le commerce équitable (PFCE), regroupement d’une quarantaine d’entreprises et d’associations, a créé un groupe de travail devant plancher sur une définition « Nord-Nord » du commerce équitable. « Dès que nous serons d’accord sur un socle commun, nous irons voir d’autres réseaux de la bio, des circuits courts, pour savoir où tout cela peut nous mener » , annonce Julie Stoll, coordinatrice de la PFCE. C’est une forme de tabou qui saute sous l’effet, notamment, du lancement de produits équitables Nord-Nord sous les marques Alter Eco et Ethiquable.

Rien qu’un prix juste ?

La simplification publicitaire du commerce équitable autour du juste prix a recouvert d’un voile caritatif cette consommation militante. Le supplément de prix est devenu un don fait au producteur pauvre, et le grand public n’a jamais su que le commerce équitable devait lutter contre la dérégulation des marchés mondiaux. L’appui au regroupement de petits producteurs, vecteur d’une agriculture paysanne, l’éthique des relations commerciales, le partage des risques tout au long de la filière… tout cela reste en dehors du champ de vision du consommateur lambda.

Le retournement de tendance de la consommation équitable indique que la simplification à outrance a atteint ses limites en ne remédiant pas à la volatilité des modes de consommation. Max Havelaar France en subit le contrecoup puisque l’association, dont les ressources sont indexées sur les ventes, a dû présenter un plan social qui a occasionné le départ de dix salariés, soit le quart de l’effectif. « Avec la crise, on constate qu’un produit équitable ne se vend pas tout seul. Il porte des valeurs. Nous souhaitons inviter les entreprises à avoir un engagement plus global » , concède Christophe Roturier, le nouveau directeur de Max Havelaar France. Pour Jean-Marc Brunet, directeur de Solidar’monde, centrale d’achats de la fédération Artisans du monde : « On reparle [aujourd’hui] de ce qui se cache derrière l’antagonisme de ces deux termes : commerce et équitable. Il ne faut pas oublier à quoi on sert. »

Connecter les mobilisations

« Bio, local, équitable, nos choix pour la planète », le slogan de cette 11e Quinzaine du commerce équitable résonne d’une envie de décloisonner les thématiques de la consommation responsable. Une ouverture nécessaire pour un mouvement qui doit faire face à l’engouement pour le local pour des raisons de traçabilité et d’impact écologique. « Si on doit affronter le bilan carbone, je peux vous dire qu’il sera négatif car on participe à la limitation de l’exode urbain et à la consommation de produits d’exportation dans les pays du Sud » , rappelle Stéphane Le Borgne, président d’Artisans du monde.
Les prises de position avec les organisations de solidarité internationale ou d’agriculture paysanne sont rares alors qu’elles devraient être naturelles quand il s’agit de souveraineté alimentaire, de politique de développement ou de défense des peuples. Max Havelaar dit vouloir renouer avec une action forte de plaidoyer en lien avec d’autres mouvements de solidarité. À chacun de prendre part au débat.

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