De quelle « modernité » parle-t-on ?

Tandis que la télé-réalité entre à France Télévisions, la Scam s’interroge sur la politique du documentaire sur le service public.

Jean-Claude Renard  • 9 juin 2011 abonné·es

Pour le moins étonnant et instructif, cet entretien dans le supplément économie du Monde, le 31 mai, de Virginie Calmels, PDG d’Endemol France, leader mondial des jeux télévisés, du divertissement et de la télé-réalité, à qui l’on doit « Loft Story », « Koh-Lanta » ou encore « Secret story ». Endemol, c’est un chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros. Entre 120 et 140 millions d’euros en France, avec TF1 pour client principal. Virginie Calmels souligne d’abord les bienfaits de la télé-réalité, qui « a apporté une vraie modernité aux autres genres télévisuels, [que l’on] retrouve partout : dans le documentaire avec le docu-fiction ; dans le jeu, qui s’apparente de plus en plus à un feuilleton avec un phénomène d’attachement au personnage, etc. » Forcément, dans ces cas, on prêche pour sa paroisse.

À vrai dire, ce sont plutôt les séries et les formats courts qui ont apporté de l’innovation dans les genres ­télévisuels ; « Mon œil », de Michel Mompontet, en est le meilleur exemple. Virginie Calmels oublie surtout ce qu’a apporté la télé-réalité : le voyeurisme ; et ce qu’elle appelle « l’attachement au personnage » est souvent l’avilissement, l’humiliation, l’élimination. Mais peu importe, elle enchaîne sur les stratégies à venir. Profitant de la porte ouverte par Rémy Pfimlin, président de France Télévisions, en quête de rajeunissement de ses audiences, qui lançait sur le service public en mars dernier (ce que ses prédécesseurs avaient toujours refusé) le premier programme de télé-réalité (« Une semaine sans les femmes », sur France 2, sous prétexte d’expérience sociologique), Virginie Calmels considère qu’ « il n’y a pas de fatalité à ce que nous ne proposions pas de programmes pour France Télévisions. Notre offre vers ce client s’axe surtout autour de la fiction, des jeux et un certain type de télé-réalité familiale et fédératrice. […] La télé-réalité apporte une modernité dans l’écriture et, quand M. Pfimlin annonce qu’il ne veut pas s’interdire la télé-réalité, c’est, j’imagine, pour ne pas s’interdire cette modernité » . Fiction, jeux et télé-réalité ; Endemol s’estimant légitime pour se porter à l’assaut du « client » service public… C’est dire si les temps ont changé. Il est vrai qu’il n’y a pas de « fatalité » dès lors que France Télévisions s’autorise le recrutement des frères Bogdanov, de Laurent Boyer et de Raymond Domenech.

Dans ce contexte des programmes à venir, il est un sondage de la Société civile des auteurs multimédias (Scam), réalisé par l’Ifop, pour le moins aussi curieux et intéressant : les documentaires et reportages arrivent en tête des genres préférés à la télévision (54 %), à côté du cinéma (50 %) et des programmes d’information (49 %), contre 12 % pour les jeux et 4 % pour la télé-réalité. En termes thématiques, les Français jugent l’offre insuffisante dans le domaine des sciences (49 %), de l’histoire et des arts (45 %). Enfin, « les chaînes spontanément perçues comme offrant les meilleurs documentaires et reportages sont des chaînes hertziennes, avec loin devant Arte (45 %), suivie des chaînes de France Télévisions, France 5 (25 %) et France 3 (22 %) ».

Pour la Scam, voilà de quoi interpeller Rémy Pfimlin : « Si France Télévisions veut ramener les 18-34 ans devant le poste, ce sondage est un argument pour leur dire “mettez en prime-time des sujets de société, au lieu de les diffuser à minuit et de condamner les jeunes téléspectateurs à la TV de rattrapage pour les voir” » , observe Guy Seligmann, président de la Scam. Regrettant notamment « la quasi-absence des documentaires scientifiques » sur France Télévisions, contrairement à Arte, comme pour les arts plastiques, « où, hormis « D’art d’art », sur France 2, qu’on nous cite toujours, il n’y a pratiquement rien » . Au reste, dans la très consensuelle collection « Empreintes », « il n’y a qu’un seul peintre, Soulages, et seulement Boulez en musique » . Avant de conclure qu’il n’y a pas « de politique claire à France Télévisions » .

C’est le moins que l’on puisse dire : ainsi, avec « l’Empire des sciences », France 5 inaugure une nouvelle collection consacrée au documentaire scientifique, à partir du 25 juin. Pleine période estivale. Le pire moment pour les auteurs-réalisateurs. Le meilleur pour saborder leur travail. Demande-t-on à un écrivain de publier un roman en juillet, à un patron de presse de sortir un nouveau magazine au milieu de l’été ? Si encore il ne s’agissait que de rediffusions (ce que les chaînes multiplient en période estivale)… Or, France 5 compte programmer du déjà-vu et beaucoup d’inédits. Trois films rediffusés : Darwin (r)évolution , de Philippe Tourancheau, les Médicamenteurs , de Stéphane Horel, Annick Redolfi et Brigitte Rossigneux, et la Disparition des abeilles : la fin d’un mystère , de Natacha Calestrémé. Et sept films inédits : la Grande invasion , de Stéphane Horel, la Terre perd le Nord , de Yanick Rose, Mon cerveau a-t-il un sexe ? , de Laure Delesalle, la Découverte de l’homme de Florès ou le conte des derniers Hobbits , de Laurent Orluc, les Premiers pas vers l’autre , de Valeria Lumbroso, le QI : histoire d’une imposture , de Stéphane Bentura, et Bye bye cobaye , de Pierre-François Gaudry. Soit une collection de dix films. Ou comment enterrer un documentaire.

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