Dialogue sur fond de « haine de classe »

Christian Corouge, ouvrier
chez Peugeot, s’est entretenu durant vingt-cinq ans avec
le sociologue Michel Pialoux.
Un échange qui suscite l’émotion comme la révolte.

Olivier Doubre  • 9 juin 2011 abonné·es
Dialogue sur fond de « haine de classe »
© Photo : Pachoud / AFP

Un livre de résistance. Au travail à la chaîne, tout d’abord. Au « système Peugeot », en particulier. À la dureté des cadences, synonymes de stress extrême, de corps maltraités, parfois blessés, voire mutilés dans le pire des cas. À la « férocité » de la répression patronale, au harcèlement, aux brimades de la maîtrise, mais aussi aux méthodes « d’inculcation de l’esprit “maison” ». Et à l’épuisement physique et surtout moral des 7 000 ouvriers qui « triment » dans cet immense atelier de carrosserie, sorte d’usine dans l’usine de Peugeot-Sochaux, qui, en 1983, « est par le nombre de ses salariés la plus grande de France », employant environ 30 000 personnes et en faisant vivre au total près de 200 000.

Christian Corouge est de ceux-là. Au moment du récit, il travaille depuis plusieurs années « en garniture, à “habiller” avec de l’étoffe ou du cuir des sièges qui se déplacent sur un “carrousel”, habituellement les bras levés, en tenant dans sa main droite une grosse pince-agrafeuse ». OS et longtemps délégué CGT, il est, comme l’indique Michel Pialoux dans son introduction, « bien sûr privé de tout espoir de promotion : affecté aux postes les plus durs, très souvent muté, il subit de la part des agents de maîtrise et des représentants de la CFT [syndicat créé et téléguidé par la direction après 1968] de multiples provocations ». 
Traversant plusieurs crises personnelles, Christian Corouge a accepté de mener un « travail sur le militantisme ouvrier en usine » à la suite de sa rencontre avec Michel Pialoux. Celle-ci fut à l’origine du premier livre consacré à cette entreprise par le sociologue (en collaboration avec son collègue Stéphane Beaud), le passionnant Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard  [^2], déjà dédié à Christian Corouge et à son épouse. Or, l’ouvrage publié aujourd’hui diffère de cette enquête sociologique remarquée à sa parution, le monde ouvrier ayant été pour une large part délaissé par la discipline à partir des années 1980. 


Le présent livre, cosigné par Christian Corouge, l’OS et militant syndical qui va prendre sa retraite, et Michel Pialoux, le chercheur jadis proche de Pierre Bourdieu et spécialiste de la classe ouvrière, est un dialogue au long cours avec, comme dans toute discussion, ses ruptures de rythme et de registres lexicaux, ses accords implicites ou, au contraire, ses tensions, voire ses véritables conflits, entre les deux interlocuteurs. Surtout, élaboré à partir d’enregistrements réalisés principalement entre 1983 et 1986 mais poursuivi sur près de vingt-cinq ans, ce travail respecte scrupuleusement le caractère oral des échanges entre deux hommes provenant de deux univers a priori fort éloignés l’un de l’autre. Certes, aucun des deux n’ignore leurs différences culturelles et de position sociale. Comme le reconnaît Michel Pialoux : « J’étais brutalement confronté au fait que Christian Corouge se débattait avec les problèmes de son avenir et de son être social ; ce que nous faisions ensemble s’inscrivait dans une sorte de travail d’autoanalyse engagé depuis longtemps : la reconstruction, par l’effort de mémorisation, d’une identité sans cesse menacée d’éclatement. » Une autoanalyse, soutenue par les interrogations et les remarques du sociologue, qui met en lumière pour le lecteur quasiment toutes les dimensions de la vie de ce militant CGT, adhérent au PCF avant d’en être exclu en 1975, qui refuse en 1983 de poursuivre son engagement comme délégué du personnel, avant de sombrer dans une grave crise dépressive. Mais aussi une autoanalyse de l’homme dans l’usine et dans la cité, « de son rapport à sa condition d’ouvrier, et finalement sa position dans un espace social qui ne pouvait être réduit à celui de l’Usine ». C’est donc in fine une tentative de compréhension sur « comment s’était formé son point de vue particulier sur le monde » … et sur ce qu’il appelle à plusieurs reprises, au fil des pages, sa « haine de classe », dûment entretenue parla dureté des relations entre les ouvriers et « les patrons ».

Il en résulte un livre largement atypique —  « un long texte dans sa forme dialoguée, peu conforme aux formats canoniques de l’édition » (Michel Pialoux) — à la fois émouvant et révoltant, où le lecteur serre souvent les dents avec Christian Corouge devant l’injustice sociale, la violence des rapports de force et de classe au sein de l’usine et dans son environnement immédiat. « Ils en ont rien à foutre. Quand le mec a les mains foutues, bon, on le change et puis c’est tout, il devient balayeur. Moi, j’ai des fois eu mal aux mains là… au bout des doigts, à force de tirer le tissu. Mais le soir t’as vraiment mal aux mains parce que tu tires le tissu comme ça, mais mal aux pattes, mais à en pleurer, des larmes qui te viennent »

[^2]: 

Fayard, 1999. En poche : 10/18, 2005.

Idées
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