Les indignés de « Paris del Sol »

Réunis pendant une semaine place de la Bastille, les manifestants parisiens, rejoints par de nombreux étrangers, se méfient des tentatives de récupération. Reportage.

Pauline Graulle  et  Erwan Manac'h  • 2 juin 2011 abonné·es

Franc soleil, ce dimanche 29 mai, place de la Bastille, à Paris. Ils sont environ 2 000, postés autour d’une sono saturée. Après dix jours de rassemblements de plusieurs centaines de personnes sur les marches de l’Opéra, le mouvement « citoyen et spontané » a grossi, même s’il demeure timide. Sur le parvis étroit collé à l’immense rond-point pavé de la Bastille, la foule est cosmopolite. Des Espagnols et des Français, surtout, mais aussi des Italiens, quelques Tunisiens… Les âges et les langues se mélangent, avec « beaucoup de nouveaux visages », d’après un étudiant parisien.

Un ­rassemblement singulier où les organisations sont régulièrement priées de garder cachés leurs drapeaux et leurs tracts. « Nous sommes un mouvement apolitique… euh, pardon, un mouvement asyndical et apartisan », s’emmêle au micro un orateur. Un intervenant qui se présente comme « militant communiste et révolutionnaire » est d’ailleurs copieusement hué par une partie de l’auditoire, qui couvre son discours, devenu inaudible, au son des « apolitique ! » martelés bruyamment.
 Après les indignados d’Espagne, voilà la « French Revolution ».

Bien qu’un peu moins concernés (pour l’instant) par les plans de rigueur et le chômage que leurs voisins madrilènes, les jeunes et moins jeunes de «  Paris del Sol  » poussent eux aussi un cri d’indignation « contre l’oligarchie » et « pour un partage effectif du pouvoir ». « Dans notre démocratie, l’argent définit la possibilité qu’on a de s’exprimer, de faire campagne et d’être élu, dit David, chômeur de 23 ans. Beaucoup d’entre nous veulent refondre le système politique par l’intermédiaire d’une assemblée constituante. » Les messages laissés dans les cahiers de doléances prêchent aussi pour le retour de services publics forts, la régulation des marchés financiers, la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires… « Les indignados se retrouvent contre la précarité et pour l’intérêt général confisqué par les oligarques du FMI, et contre leur politique d’austérité », résume Rudy, étudiant salarié de 26 ans.

Ce rejet de toutes les formes de leadership, c’est aussi ce qui a conduit à ce mouvement sans tête ni hiérarchie : « L’AG a décidé de ne pas avoir d’orateurs représentant le groupe. Tout indigné qui parle aux médias le fait en son nom propre », précise une jeune femme distribuant les prospectus de « Démocratie réelle ». Reste que, dans la foule, les militants de gauche sont présents en nombre. Les appartenances s’avouent souvent à l’issue des discussions : Parti de gauche, Europe Écologie-Les Verts, Attac, NPA, libertaires, ou réseaux parisiens contre la précarité (Jeudi noir, l’Appel et la pioche, Génération précaire, etc.). Les « doléances », souvent très sophistiquées, ne tombent pas du ciel. Mais les militants jouent « naturellement » le jeu de la «   mobilisation citoyenne   ». « Ce qui nous intéresse, c’est que la mobilisation n’est ni syndicale ni politique, affirme ainsi Élise Aubry, qui milite par ailleurs dans le collectif Jeudi noir et à Europe Écologie-Les Verts (EELV). Ce sont les Espagnols qui l’ont lancée, on se range derrière eux. »


Il faut dire que les indignados ont été biberonnés au web et à sa philosophie : horizontalité et diffusion « virale » de l’information. Comme en Iran en 2009, ou dans les pays arabes cette année, le mouvement est parti, en Europe, des pages Facebook, des comptes Twitter et autres sites Internet. Depuis le 15 mai et le premier sit-in d’ampleur sur la plaza del Sol de Madrid, la toile bruisse de cartes interactives recensant les manifestations, de vidéos qui font le buzz, de revendications qui s’élaborent peu à peu sur les forums… Les assemblées générales parisiennes sont retransmises en direct sur le net. Et Twitter, la plateforme d’échanges courts, gazouille d’innombrables messages sous le sigle du « hashtag » (mot-clé) #FrenchRevolution.
Le web, agora numérique mondiale catalyseuse de la grogne… Et arme pour galvaniser les foules. Ainsi, Julien, membre de la « commission communication », chauffait-il, jeudi dernier, la foule de la Bastoche : « Le site Internet de Démocratie réelle est en train d’exploser sous les visites… “French Revolution” est le premier hashtag consulté en France, devant “DSK” et “Roland Garros” ! » Applaudissements enthousiastes. Puis on entonne, sous l’œil des minicaméras des i-Phone brandis dans le ciel, le « Canto a la libertad », chant espagnol qui annonce ce « jour où nous relèverons la tête, [où] nous verrons alors une terre de liberté ».

Reste à savoir combien de temps durera « Paris del Sol ». Alors que les CRS espagnols et français ont, le week-end dernier, commencé à vider les places à coup de matraques — signe de fébrilité d’un pouvoir qui se sent menacé ? –, il y a fort à parier que l’absence de relais politique ne conduise les indignados à l’impasse. « La spontanéité du mouvement, c’est ce qui fait sa force. Mais c’est aussi sa faiblesse… », reconnaît Pablo, jeune Espagnol en Erasmus à Science-Po (voir ci-contre). Les revendications précises tardent ainsi à émerger. 
 « La démocratie réelle est quelque chose d’assez flou, concède Rudy. Nous arrivons simplement au fil des jours à un consensus sur plusieurs concepts, comme l’oligarchie de la finance ou la volonté de ne pas payer la crise boursière. » « L’important, c’est qu’on se retrouve sur un constat partagé et qu’on vive ensemble un moment de démocratie réelle », veut croire Paula, Espagnole de 23 ans qui a quitté son pays pour trouver du travail en France. « On sait que le système des Trente Glorieuses est à bout de souffle, mais on ne voit pas où on va, ajoute Pierre, 38 ans, salarié en période d’essai. On ne sait pas encore exactement dans quelle sphère intellectuelle est en train de se forger le nouveau consensus post-École de Chicago, mais on veut y participer ! » « Cette mobilisation peut être le grain de sable qui fera dérailler la machine, ajoute Rudy, ou une répétition générale d’une grande révolte citoyenne ».

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Places de la résistance
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