« L’Espagne indique la voie contre la farce des fausses alternances »

Olivier Doubre  • 2 juin 2011 abonné·es

Politis : Contre qui ou quoi se mobilisent les indignados de Madrid ?


Yann Moulier Boutang :

Tout d’abord contre les conséquences de quarante-cinq ans de politique néolibérale de flexibilité du contrat de travail, en tant que précaires de tous acabits. Voilà pour l’analyse traditionnelle, qui les voit comme des gens à qui il manque la plénitude d’un véritable statut, donc comme des moitiés d’employé. Il suffit de penser à nos intermittents du spectacle, qui n’en finissent pas de lutter pied à pied contre les incessantes tentatives de rogner sur les quelques espaces conquis avec leur statut. D’ailleurs, la Coordination nationale des intermittents n’a plus de local digne ce nom ; peut-être un jour occuperont-ils avec d’autres nos Puerta del Sol parisiennes, comme les intérimaires, les doctorants et post-doctorants payés misérablement, ou les sans-papiers venus de Tunisie. 
Mais les indignados sont aussi le produit de la nouvelle composition du capitalisme cognitif, c’est-à-dire le cœur de la production des savoirs, d’apprentissage, de constitution de bases de données. Une composition sociale qui comprend aujourd’hui, chez nous, peut-être un peu moins d’employés de centres d’appels, d’ouvriers manuels ou de vendeurs à la sauvette que sur la rive Sud de la Méditerranée, mais qui, au fond, est l’autre face de la médaille du prodigieux bond productif effectué par un capitalisme qui sait désormais exploiter l’interaction sur l’Internet des multitudes. Je dirais donc que les foules amassées dans toute l’Espagne avec une simultanéité que seule l’usage des SMS et des mails peut expliquer sont le nouveau — et jeune — Tiers État face aux aristocraties d’argent et de pouvoir, et à la classe productive traditionnelle encore solidement protégée.


Qui sont donc ces indignados  ? Et surtout, que veulent-ils ?


Probablement tout, au sens même que prenait ce slogan après 1968 en France et en Italie ! « Tout » veut dire ici la vie, le changement, la dignité, la fin de la corruption très intime du pouvoir. Non pas la corruption de quelques méchants, jetée en pâture périodiquement à la foule dans les arènes médiatiques, mais la perversion devenue structurelle d’un système ­politique qui ne propose comme alternance que des aménagements microscopiques et qui répète à vide : « There is no alternative »  ! La brèche espagnole a été précédée de quelques flambées en Italie, en France, au Royaume-Uni, en Grèce, au Portugal. Mais, c’est le bouleversement en cours sur la rive Sud du Mare Nostrum méditerranéen qui inspire ces « indignés », qui reprennent le mot d’ordre du livre de Stéphane Hessel. 
Mais ne nous faisons pas d’illusions : il est commode de se borner à accuser la politique néolibérale, qui, à mon avis, continue à courir comme un canard sans tête depuis 2008, car elle a perdu son hégémonie (c’est-à-dire sa légitimité) à défaut de son pouvoir. Ce qui manque et qui fait patiner le système politique sur le seuil d’une alternance radicalement démocratique, c’est l’énorme crise d’idées et de compréhension de la transformation du capitalisme. Comme d’habitude, le premier obstacle que la gauche doit surmonter, c’est sa propre insuffisance à penser les solutions nouvelles à la mesure des transformations de la richesse.

Les formes de la mobilisation à la Puerta del Sol sont-elles nouvelles ? L’usage d’Internet et des réseaux sociaux a-t-il été déterminant ? Quel regard portez-vous sur elles ?


La forme de mobilisation en Espagne exprime le mûrissement d’un cycle apparu avec le renversement du Premier ministre espagnol Aznar en 2004. À la suite des explosions meurtrières à la gare de Madrid, la droite au pouvoir a essayé d’escamoter grossièrement les preuves que la police avait eues tout de suite de l’implication d’al-Qaïda pour en faire endosser la responsabilité à ETA. Résultat : en quelques heures, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant la résidence du Premier ministre, qui, quelques jours plus tard, a perdu les élections et dû céder la place à Zapatero et au PSOE. L’ironie du sort, c’est que Zapatero, qui avait été intronisé au pouvoir par les multitudes équipées du numérique, en est aujourd’hui chassé par les mêmes. Il serait donc insuffisant de limiter le mouvement espagnol à un mouvement d’indignation. C’est beaucoup plus ! C’est l’apparition d’une vraie démocratie radicale. Et le fait que ce ­mouvement n’ait pas de débouché institutionnel n’est pas le problème de ce mouvement, qui pose en fait la question de l’avenir d’une démocratie bridée.

Quels enseignements tirez-vous de ce mouvement, notamment en ce qui concerne son mode de fonctionnement (démocratique et sans véritable leader, avec assemblées générales, commissions, groupes de travail…) et les méthodes d’élaboration de ses revendications?


Ces manifestants sont dorénavant armés au sens métaphorique avec le numérique. Ils arrivent ainsi souvent à déjouer la répression policière et étatique. Cela fait penser, à une échelle mille fois supérieure, à l’utilisation que les manifestants de Mai 68 avaient faite de la couverture en direct des événements par la radio. Les violences policières ou les provocations sont tout de suite répercutées à une échelle mondiale. Les réseaux sociaux s’organisent aussi en ce sens, infirmant en outre ce sentiment paranoïaque souvent répandu selon lequel le web serait le lieu de toutes les manipulations possibles. C’est en fait le contraire, comme l’a bien montré WikiLeaks. Nous sommes, je crois, entrés dans l’ère de la wikipolitique. Ce qu’avait déjà esquissé le mouvement zapatiste au Chiapas est en train de devenir la réalité quotidienne de l’opposition dans les centres nerveux du capitalisme le plus développé, mais aussi aujourd’hui dans les pays en lutte contre les tyrannies.

Peut-on voir en ce mouvement un prolongement, de l’autre côté de la Méditerranée, de ce qu’on appelle aujourd’hui le « printemps arabe » ? Et si oui, quels liens ou quelles différences y a-t-il avec lui ?


Pour moi, c’est une évidence quant aux formes de lutte. Ces mobilisations dans plus de soixante villes espagnoles ont recouru aux mêmes techniques (blogs, SMS, e-mails, réseaux sociaux, etc.) et se sont aussi clairement inspirées des révolutions arabes (en Tunisie, en Égypte et maintenant en Syrie). 
Toutefois, il y a deux nuances importantes — afin de ne pas sombrer dans un certain romantisme indifférencié qui, néanmoins, a parfois du bon pour nous délivrer du cynisme dépressif qui règne depuis les « années d’hiver » comme disait Felix Guattari. Sur le contenu des revendications, les citoyens des pays de la rive Sud de la Méditerranée ont des choses à obtenir que nous avons déjà, mais qui sont fondamentales : le droit de ne pas se faire tirer dessus quand ils manifestent, ou la liberté de réunion, d’association, etc. Pour autant, je crois profondément que, tant que nous n’avancerons pas, de ce côté-ci de la Méditerranée, sur des choses aussi fondamentales que les libertés du « cybercitoyen », face à des projets liberticides comme l’Acta, de nouvelles protections sociales pour les précaires ou les jeunes, et des solutions radicales sur le plan écologique, les possibilités de transformation profonde du monde arabe resteront bloquées. 
Aujourd’hui, l’Espagne nous indique la direction à prendre si l’on veut faire de cette supposée « alternance » désormais rituelle autre chose qu’une farce de plus en plus saumâtre. Ce qui peut rendre optimiste sur le caractère contagieux de cette révolution digne de 1848 dans le monde arabe, c’est la profonde homogénéité productive du précariat et de ce que j’appellerais le cybertariat. Je ne serais pas étonné qu’il surprenne le monde par une sorte de trans-internationalisme.
Propos recueillis par Olivier Doubre

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Places de la résistance
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