Affaire DSK : « Aujourd’hui, on est dans la narration »

Les accusations de Nafissatou Diallo se dégonflent : la justice américaine lève l’assignation à résidence de DSK. La journaliste française Tristane Banon porte plainte contre lui pour tentative de viol huit ans plus tôt. L’affaire DSK apparaît comme le symptôme d’une société du spectacle débridée. Éric Maigret, sociologue, spécialiste de la critique des médias, livre son regard sur « l’affaire DSK » et son traitement par les médias.

Olivier Doubre  • 7 juillet 2011 abonné·es
Affaire DSK : « Aujourd’hui, on est dans la narration »
© Éric Maigret est professeur à l’université Paris-III Sorbonne-Nouvelle. Dernier livre paru : L’Hyperprésident, Armand Colin, 2008. Photo : Paskova / AFP

Politis : Avec ce qu’on appelle désormais « l’affaire DSK », on a l’impression d’un feuilleton à rebondissements qui se déroule sous nos yeux depuis des semaines. Les médias contribuent-ils, selon vous, à nous présenter cette affaire comme une fiction aux multiples séquences ?

Éric Maigret : C’est le fonctionnement classique des médias aujourd’hui. Surtout depuis que l’information continue est reine. Ils sont sans cesse désormais dans la narration, l’exagération et la recherche permanente du « scoop ». Je prendrai juste pour exemple cette chose ridicule que sont les caméras postées devant l’immeuble de DSK à New York, où le moindre mouvement d’avocat est retransmis et rediffusé des milliers de fois. Ce n’est pas en voyant une voiture arriver que l’on apprend quoi que ce soit. C’est la logique délétère du scoop, qui, en fait, ne rend pas compte de la progression réelle des événements : on sait bien que c’est surtout dans des bureaux, par des coups de téléphone qu’il se passe des choses, plus profondes mais plus souterraines. Il est donc évident que ces images sont un écran de fumée qui ne permet pas de comprendre mieux l’affaire. Toutefois, les médias en général font aussi leur travail. Ils configurent l’événement, ils le créent, ou le « co-créent », d’une certaine façon : il n’y a pas qu’une affaire judiciaire, cette affaire est aussi – et presque avant tout – une affaire médiatique. Mais ils le font tout en donnant accès à des questions publiques très importantes. Je pense donc que cette affaire est intéressante au-delà de la pure logique médiatique.

Ne sommes-nous pas, comme lecteurs ou téléspectateurs, mais aussi comme journalistes, ou vous-même comme sociologue des médias,
des sortes de coscénaristes de cette quasi-fiction ?

Bien sûr. Les journalistes sont évidemment devenus des coscénaristes de l’événement. Je ne parle pas nécessairement de l’instruction elle-même mais bien de l’événement. Parce que ce qui se dit à travers cet événement, ce sont des choses qui renvoient aux systèmes judiciaires, aux identités de sexe, aux identités politiques, aux identités nationales… Il y a donc une prolifération de récits, de remises en cause identitaires, autour d’un événement judiciaire. Or, l’événement d’un point de vue général, c’est l’ensemble de tout cela. Et ici, même si les journalistes demeurent les principales plumes, nous sommes tous coscénaristes en effet : cela se voit sur les sites Internet, où énormément de gens s’enflamment dans des récits, sur leurs blogs ou sur les réseaux sociaux, et sont passionnés par cette affaire. Chacun se trouve donc d’une certaine manière coconstructeur de l’événement. Cela, dans la mesure où l’on ne s’intéresse qu’à la logique de l’amplification de l’événement.

Justement, à côté
de celle-ci, que remet-il
en cause sur le fond ?

Sur le fond, je crois que nous sommes face à deux hypocrisies nationales qui ont fait l’objet de beaucoup de discussions. D’un côté, on peut observer une certaine difficulté de la presse française à parler, à articuler quelque chose sur la question des mœurs des hommes politiques. C’est un reproche qui est fait à la presse française par la presse anglo-saxonne, ou plus largement par les pays anglo-saxons à l’égard de la France. Et qui, par certains côtés, est juste. On pense évidemment ici aux violences de genre et de sexe.
Mais on voit aussi une autre hypocrisie, celle du fonctionnement du système judiciaire américain, que l’on peut considérer comme très peu ouvert à la présomption d’innocence (on l’a vu au début de l’affaire), qui repose sur des mécanismes de tractations financières, d’accusations et d’enquêtes en sous-main par la défense ou le procureur. Tout cela peut donc faire l’objet de critiques très fortes.

Or, ce qui se passe aujourd’hui, c’est-à-dire la mise en évidence de cet aspect du système judiciaire américain, ne doit pas masquer non plus que des questions importantes dans le domaine du genre et du sexe ont été évoquées et ont produit des effets dans la réalité sociale et dans le champ politique. Mais le système médiatico-judiciaire outre-Atlantique est aujourd’hui quasi hors contrôle, en particulier du point de vue démocratique. Cette affaire est donc un magnifique révélateur de tous ces problèmes de fond.

Pour revenir aux médias, on a compté jusqu’à 150 000 couvertures différentes de journaux dans le monde dans la seule première semaine qui a suivi l’arrestation de DSK. Cela traduit-il encore un peu plus l’accélération des médias et, peut-être aussi, leur uniformisation ?

C’est là le prolongement d’une tendance qui est aujourd’hui déjà ancienne, celle de l’information continue et de la mondialisation, et Internet accélère encore plus ce mouvement. Mais cette tendance est devenue tellement intense par la reproduction et la circulation des informations – sans regard critique, surtout – que l’on atteint un nouveau stade. Je dirais, pour reprendre une célèbre phrase de Hegel, que les changements quantitatifs finissent par produire des changements qualitatifs. C’est ce qui se passe ici. Cette affaire n’est évidemment pas le premier événement mondialisé, loin de là, mais il est absolument capital par la conjonction des agendas et des discussions publiques dans la plupart des pays et des journaux du monde. Avec la nuance suivante : on ne sait pas comment toute cette information est retraitée par les publics dans chacun des contextes nationaux, ce qui fait qu’en réalité il n’y a pas uniformisation à ce niveau-là. On a bien senti que certains publics américains et certains publics français ne faisaient pas du tout les mêmes décodages de cet événement. Il ne faut donc jamais oublier que la sphère de la production de l’information ne coïncide pas avec la sphère de réception.

Pensez-vous que l’on puisse parler d’inversion de la hiérarchie des informations quand on voit que la crise grecque et les énormes manifestations à Athènes passent après, dans les journaux télévisés, le dîner de DSK dans un restaurant italien ?

On voit que la spectacularisation est ici synonyme de futilité. Il faut être clair : il n’y a pas d’information dans le cas de son plat de pâtes à Manhattan ! C’est ridicule. On est pour le coup dans la télé-réalité. Je ne critique pas la télé-réalité lorsqu’elle s’inscrit dans un régime de divertissement. Mais quand elle devient un régime d’information, cela n’a plus aucun sens.

**Après cette affaire, le regard de la presse française sur les questions de genre vous semble-t-il avoir été modifié ?
**

Je crois que la presse française a vécu cela comme un camouflet. Elle s’est à mon avis interrogée au début. Je ne sais pas quels seront les effets à long terme. Les choses ne changeront certainement que très lentement. Les lois spécifiques de protection de la vie privée ne sont toutefois pas les mêmes de chaque côté de l’Atlantique. Elles sont en France utilisées parfois à bon escient par les hommes politiques, mais aussi parfois totalement instrumentalisées par eux. Pour protéger leur vie privée, certes. Mais pour protéger aussi cet espace clair-obscur qui est à l’intersection entre l’espace public et l’espace privé. Or, ces deux espaces ne sont pas hermétiquement séparés. Ce n’est pas vrai. C’est pourquoi je pense que cette intersection doit faire l’objet d’une couverture médiatique. Lorsqu’on voit en parallèle que Nicolas Sarkozy et Carla Bruni se félicitent d’avoir bientôt un petit garçon, comme on vient de le savoir officiellement, je pense qu’il y a là une certaine instrumentalisation d’un morceau de vie a priori privée. Il y a donc évidemment des droits, mais aussi des devoirs en la matière. Y compris dans les relations de sexe et de genre.

Cela ne signifie pas que j’appelle à des investigations permanentes et poussées sur les vies de chacun et de tous nos hommes politiques. Mais il y a des choses qui relèvent parfois de la domination masculine dans cet espace à l’intersection privé-public. Il est vrai qu’il est difficile de savoir comment différencier ces trois espaces, le privé, le public et le privé-public. Cela passe par les cas où des difficultés d’ordre juridique peuvent apparaître.

Publié dans le dossier
DSK, y en a marre !
Temps de lecture : 8 minutes