Les Tunisiens perdent patience

Tunisie Au printemps, le mot d’ordre était « Dégage ! », le tube de l’été serait plutôt « Rien n’a changé »… Où sont les changements sociaux et économiques espérés par la révolution ? Élections prévues en octobre.

Thierry Brésillon  • 28 juillet 2011 abonné·es
Les Tunisiens perdent patience
© Photo : BELAID / AFP

Le 15 juillet, des manifestants tentaient de relancer un sit-in devant les bureaux du Premier ministre dans la Casbah. Leur motivation : approfondir la rupture avec l’ancien régime et chasser certains personnages soupçonnés de vouloir saboter la transition, ou bien des islamistes cherchant à s’imposer. 


Mais, en toile de fond de cette manifestation, une même frustration : la population ne perçoit toujours pas les dividendes sociaux des changements politiques. Si le mot d’ordre du printemps était « Dégage ! », le tube de l’été serait plutôt « Rien n’a changé ». Pire, mauvaise conjoncture économique et saison touristique désastreuse ont porté le chômage déclaré de 500 000 à 700 000 personnes. La course au pouvoir des partis politiques renforce le sentiment d’une trahison des élites. « La révolution n’est issue d’aucune force organisée, d’aucun parti, si bien que ni les partis ni les gens actuellement au pouvoir ne portent l’élan révolutionnaire et les préoccupations de la population », observe Mohamed Noury, économiste à Sidi Bouzid (voir ci-contre).


Un projet pour Sidi Bouzid « La révolution exprimait deux frustrations : l’absence d’un développement régional équitablement distribué et l’exclusion de la population des choix économiques. Or, jusqu’à présent, le développement des régions pauvres est bloqué et la société reste exclue de l’élaboration des stratégies de développement », estime Mohamed Noury. Cet économiste originaire de Sidi Bouzid a créé, après le 14 janvier, un centre de recherches stratégiques pour le développement. « Nous avons élaboré un plan d’urgence pour le gouvernorat de Sidi Bouzid, capable de créer des emplois en deux ou trois mois, mais surtout de donner une perspective aux habitants et de poser les bases d’une alternative pour l’économie de la région. » Pour l’agriculture, des forages pour des puits collectifs, plus facilement rentables, sont envisagés. L’action redynamiserait en outre les formes d’entraide traditionnelle et les logiques de mutualisation. Dans une région écologiquement plutôt préservée, il serait possible d’orienter les projets vers une agriculture biologique. Ensuite, il faudrait débloquer les centaines d’initiatives économiques des jeunes enlisées dans les méandres bureaucratiques. Mettre en place des mécanismes de microfinance. Créer une sorte de conseil économique et social régional, composé à parité de représentants de l’administration et des différentes communes, pour suivre les projets. Élucubrations d’un idéaliste ? « Les lignes du budget de l’État pour le développement régional permettent déjà de financer ces actions. Nous bénéficions en outre de l’appui du conseil général de Saône-et-Loire et de six ministres déjà venus à Sidi Bouzid pour étudier nos propositions », se réjouit Mohamed Noury. T. Br.
Certes, une indemnité mensuelle de 200 dinars (100 euros) a été accordée à quelques dizaines de milliers de diplômés chômeurs. L’État a créé 20 000 emplois dans la Fonction publique. Les annonces se multiplient pour le financement du développement des régions ­défavorisées de l’intérieur. La pression sociale a poussé les employeurs à accorder des augmentations de salaire de 10 % à 15 %. Le dispositif dit de « sous-traitance », qui concerne au moins 150 000 salariés et permet de confier à des entreprises externes des activités comme la sécurité ou l’entretien, dans des conditions sociales désastreuses (salaires très faibles, précarité totale, absence de couverture sociale), a été remis en question. Mais aucune alternative économique réelle n’émerge.


« Pendant quinze ans, la Tunisie a maintenu un taux de croissance d’environ 5 % en pratiquant un dumping dans tous les domaines : commercial, social, écologique. Ce n’est plus tenable »,* estime Abdeljalil Bedoui, qui fut longtemps expert auprès de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et a fondé le Parti du travail tunisien, légalisé le 4 mai dernier : « La Tunisie a suivi les préconisations néolibérales, désengagé l’État de l’économie et donné la priorité à l’insertion dans l’économie mondialisée en s’appuyant sur sa ressource la plus abondante et la moins chère : une main-d’œuvre peu qualifiée et mal rémunérée », analyse-t-il.


Ce développement fondé sur la sous-traitance pour des industries européennes a confiné le système productif tunisien dans des spécialités bas de gamme, incapables de fournir des emplois à un nombre croissant de diplômés du supérieur (environ 70 000 par an), voués de fait à la prolétarisation. « Nous ne sommes pas condamnés à fonder notre développement sur la misère, proteste Abdeljalil Bedoui. Il est nécessaire de renforcer des spécialisations à haute valeur ajoutée, capables de fournir des emplois à une main-d’œuvre qualifiée. »


Mais, pour ça, il faut davantage que des efforts budgétaires financés par les bailleurs de fonds internationaux. Le racket organisé par le clan de l’épouse de l’ancien chef d’État ne suffit pas à expliquer le piètre bilan social et la stagnation économique de la Tunisie. « Il faut sortir du dogme de la neutralité de l’État, défend l’économiste, pour qu’il se dote d’une véritable politique industrielle. »
 Dans les années 2000, 72 % des réductions fiscales ont été accordées à des entreprises exportatrices, contre seulement 12 % au ­développement régional et agricole […]. L’un des défis majeurs réside dans la transformation du système d’incitation fiscale, de façon à ce qu’il devienne moins favorable à l’emploi non qualifié », estime le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (REMDH) dans un rapport qu’il vient de consacrer à l’économie tunisienne [^2].
Depuis une quinzaine d’années, le modèle économique tunisien est structuré par un accord de libre-échange avec l’Union européenne. « Les limites du modèle tunisien sont celles du partenariat avec l’Europe. On ne peut pas repenser l’un sans l’autre », clame Abdeljalil Bedoui. Seul un gouvernement tunisien capable d’imposer lui-même les termes du débat sera en mesure de réorienter sa relation avec l’Europe. L’élection d’une assemblée constituante, programmée pour le 23 octobre, représente plus que jamais l’échéance décisive pour faire revivre un espoir déjà chancelant.

 


[^2]: « La Tunisie après le 14 janvier et son économie sociale et politique », www.euromedrights.org

Monde
Temps de lecture : 4 minutes

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