Intoxiqués aux pesticides

Enquête – La filiale d’un groupe de stockage de céréales pour animaux est mise en cause par des salariés qui ont été exposés à une substance pourtant interdite. Une affaire qui atteste des graves dérives agroalimentaires.

Thierry Brun  • 29 septembre 2011 abonné·es
Intoxiqués aux pesticides

La vie de Laurent Guillou a basculé en avril 2009. Salarié depuis vingt ans sur le site de Nutréa à Plouisy, près de Guingamp (Côtes-d’Armor), il est chargé de réceptionner les céréales destinées à la confection des aliments pour animaux. Des dizaines de milliers de tonnes de céréales, stockées sur le site dans des silos détenus par Eolys, filiale du groupe Triskalia [^2], sont acheminées par wagons ou semi-remorques jusqu’à l’usine de transformation alimentaire de Nutréa, également filiale du groupe.

Au cours de ce mois d’avril 2009, « nous avons immédiatement remarqué une forte odeur, cela nous brûlait le visage » , décrit Laurent Guillou, qui ressentait « des irritations à la langue et des maux de tête, vomissements, saignements de nez, diarrhées, insomnies… » .

Dans l’équipe de Laurent Guillou, Stéphane Rouxel a les mêmes symptômes, et il soupçonne que ses problèmes de santé proviennent du traitement des céréales par des insecticides. « Je faisais des allers et retours avec le wagon, et j’ai pu constater que, chez Eolys, ils traitaient les céréales à fortes doses. J’ai bien vu le bidon de Nuvan Total, à partir duquel une pompe pulvérisait ce produit sur les céréales. Celles-ci étaient aussitôt chargées dans le wagon, direction NNA [Nutréa Nutrition animale] et la chaîne de production d’aliments. »

L’inspection du travail et une enquête préliminaire menée par le parquet de Guingamp recueillent les témoignages qui attestent de l’exposition de plusieurs salariés à du Nuvan Total. Ce produit phytosanitaire dangereux contient du dichlorvos, « un cancérigène pour l’homme. Le Nuvan Total est interdit depuis 2007 , précise Nadine Lauverjat, chargée de mission de l’association Générations futures, qui brandit une fiche émanant du ministère de l’Agriculture. Et quand bien même ce ne serait pas du Nuvan Total mais du Nuvagrain [un pesticide autorisé], les produits utilisés sont des neurotoxiques qui peuvent avoir un impact sur les personnes exposées. Même avec des masques et des combinaisons, qui ont été testés mais sont peu efficaces. »

Pour Laurent Guillou, la pulvérisation de pesticides a commencé « avant le traitement au Nuvan Total en 2009, mais à faibles doses, de 20 à 30 litres annuellement, ce qui est dérisoire, comparé à ce qui se passe aujourd’hui. On peut estimer entre 5 000 et 7 000 litres la quantité annuelle de pesticides utilisée » , en particulier du Nuvagrain.

Ce pesticide a été projeté sur les céréales à des doses « dont certaines atteignent sept fois la dose maximum autorisée » , raconte Stéphane Rouxel, qui, en février 2010, a alerté la mairie et la préfecture. « Je ne pouvais plus plier les doigts, j’avais une sensation de paralysie. Là encore, nous avons avisé notre hiérarchie, une réunion du CHSCT [comité d’hygiène et de sécurité] a été provoquée avec la Mutualité sociale agricole. »

Après de nombreux arrêts et une déclaration d’accident du travail, les deux salariés intoxiqués déposent une première plainte en mai 2009. Mais l’affaire s’enlise. La direction d’Eolys minimise les faits [^3] et va même jusqu’à répondre à l’inspection du travail : « À aucun moment nous n’avons indiqué utiliser le Nuvan Total (dont la matière active est le dichlorvos) dans nos procédures de désinsectisation actuellement en vigueur. » Une enquête sommaire est menée par le parquet de Guingamp, qui laisse le dossier en sommeil et… le classe sans suite.

Les deux salariés déposent à nouveau deux plaintes, cette fois au tribunal de grande instance de Saint-Brieuc – celui de Guingamp étant supprimé –, et sont respectivement licenciés par leur entreprise en juin et juillet 2011 pour inaptitude. « La logique est respectée , ironise François Lafforgue, l’avocat des deux salariés. On fait des économies en utilisant de façon massive des produits phytosanitaires plutôt que des systèmes de ventilation, on intoxique les salariés, ils tombent malades, et on s’en débarrasse. »

Pendant ce temps, Eolys poursuit le traitement des céréales avec des insecticides. « Pourtant, on sait faire autrement , enrage Nadine Lauverjat. Il faut changer de système pour la conservation des céréales, en réfrigérant et en ventilant, des techniques utilisées auparavant sur ce site, et qui le sont dans le secteur de la bio. »

Deux ans après les faits, et dans l’attente des procès, Laurent Guillou connaît toujours de lourds problèmes de santé : « J’ai encore les mêmes symptômes. Je suis devenu hypersensible à la concentration de produits chimiques dans l’air, même à très faible dose. Chez nous, on a banni tous les produits chimiques dans les toilettes, pour les sols… » Et, pour qu’il puisse retravailler, « il faudrait déjà que les douleurs se résorbent. D’après le professeur Jean-Dominique Dewitte [spécialiste des maladies liées à l’environnement, chef de service au CHRU de Brest], l’hypersensibilité restera » .

« 18 salariés [sur 70] de l’entreprise ont été directement ou indirectement concernés par ces deux accidents du travail. Ils font l’objet d’un suivi par la médecine du travail de la Mutualité sociale agricole des Côtes-d’Armor » , rapporte l’union régionale Solidaires de Bretagne, qui y voit un enjeu de santé publique. Le syndicat souligne également que « des responsables de l’Office national des forêts ont constaté des mortalités anormales de certains animaux sauvages autour de l’usine, par exemple des oiseaux qui auraient pu consommer les grains de blé des silos » . En outre, « des éleveurs auraient eu des animaux malades après l’ingestion des aliments fournis par l’entreprise » .

Un des rares élus à s’exprimer sur le sujet, René Louail, conseiller régional de Bretagne (Europe Écologie-Les Verts), pointe ces « industriels qui font ce qu’ils veulent. Leur volume d’affaires est tellement important qu’il est difficile de contrôler ce genre d’entreprises. S’il n’y a pas un encadrement par des politiques publiques sérieuses, c’est la porte ouverte à tous les risques pour les salariés de l’agroalimentaire, les paysans et les consommateurs » .

Pour lever la chape de plomb autour de cette affaire, Laurent Guillou et Stéphane Rouxel se préparent à un long combat judiciaire pour la reconnaissance de la « faute inexcusable de l’employeur », une première dans le secteur très feutré de l’industrie agroalimentaire.

[^2]: Triskalia est l’un des acteurs majeurs de la nutrition animale sur le Grand-Ouest. Le groupe coopératif regroupe Eolys et Nutréa, et est surtout connu pour son réseau de distribution grand public Gamm vert, et Magasin vert pour le jardinage.

[^3]: La direction générale de Nutréa n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Santé
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