Le zèle de la SNCF

Alain Lipietz revient sur
le rôle de la compagnie de chemin de fer dans les conditions de transport des juifs lors de leur déportation.

Denis Sieffert  • 27 octobre 2011 abonné·es

Avouons-le, nous avons ouvert ce livre avec scepticisme. La SNCF avait-elle fait autre chose, entre 1940 et 1944, qu’exécuter les ordres de l’occupant ? En relatant avec beaucoup de hauteur et de souffle le procès intenté par son père Georges, Alain Lipietz taille en pièces ce préjugé. Si l’Allemagne nazie, relayée par le régime de Vichy, a bien ordonné à la SNCF de convoyer des milliers de juifs vers les camps de la mort, c’est la SNCF qui a décidé des conditions dans lesquelles ces transferts allaient s’effectuer. Or, ces conditions ont été particulièrement inhumaines.

Georges Lipietz est arrêté par la Gestapo au matin du 8 mai 1944, à Pau, où il résidait. Son fils raconte : « Le transfert en train de Toulouse à la gare d’Austerlitz, 36 heures, du 10 mai au matin au lendemain soir, fut un calvaire : wagon à bestiaux surpeuplé, pas d’eau, chaleur épouvantable, une tinette débordant dès les premiers quarts d’heure. » Guy S., frère de Georges, qui est lui aussi transféré, relate « comment la SNCF nous a transformés en bestiaux » .

L’accusation portée par Georges Lipietz « et consorts » , selon la formule consacrée, repose sur la démonstration de « l’autonomie de la SNCF » dans la négociation tripartite avec l’Allemagne et Vichy. L’un des documents les plus accablants est mis au jour en 1991 par un rescapé des camps, Kurt Schaechter. Il s’agit d’une facture montrant qu’en vertu d’une « convention de transport de l’espèce » , la SNCF se faisait payer par Vichy pour la déportation des juifs.

Si l’on pouvait douter encore que l’action intentée en 2001 par Georges Lipietz et son frère ait un enjeu, l’attitude des directions successives de la compagnie nous en convaincrait. On comprend mal leur acharnement à invoquer l’incompétence de la justice administrative. On est plus étonné encore de la réaction de certains historiens qui sont outragés par l’irruption dans leur pré carré de chercheurs « amateurs » .

Depuis un arrêt du Conseil d’État de 2007, les plaignants ont épuisé tous les recours. Guillaume Pépy, l’actuel président de la SNCF, a bien présenté les excuses de la compagnie pour la part prise à une « mécanique de l’inhumain » , mais en insistant sur le fait qu’elle agissait dans le cadre d’une réquisition.

Moins inspiré encore, un secrétaire général de la SNCF expliqua en 2006 pourquoi le personnel avait refusé de distribuer de l’eau aux déportés : « La SNCF, aujourd’hui comme à l’époque, c’est un système assez complexe de trains qui se succèdent. » Autrement dit, le rôle de la compagnie n’est pas de donner de l’eau à ceux qui ont soif, mais de les mener, morts ou vifs, à destination. On se dit que « la banalité du mal » , décrite par Hannah Arendt, est toujours tapie dans l’ombre. Les Lipietz ont au moins montré que l’âme humaine recèle quelques invariants peu réjouissants.

Georges Lipietz est mort en 2003. Au-delà de l’affaire, ce livre est aussi son histoire, celle, dans un siècle tragique, d’un juif né à Dantzig en 1922, venu en France enfant, et de tant de ses semblables.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »
Entretien 24 avril 2025

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »

Dans Une étrange victoire, écrit avec le sociologue Étienne Ollion, Michaël Fœssel décrit la progression des idées réactionnaires et nationalistes dans les esprits et le débat public, tout en soulignant la singularité de l’extrême droite actuelle, qui se pare des habits du progressisme.
Par Olivier Doubre
Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »
Entretien 23 avril 2025 libéré

Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »

Après s’être attaquée aux discours sexistes dans les médias et à la figure du bon père de famille, l’autrice met en lumière les biais classistes à gauche. Avec Ascendant beauf, elle plaide pour réinstaurer le dialogue entre son camp politique et les classes populaires.
Par Hugo Boursier
Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition
Idées 23 avril 2025 abonné·es

Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition

Inflexion idéologique chez les sociaux-démocrates, victoire culturelle pour la gauche radicale… Face à la guerre commerciale de Donald Trump, toutes les chapelles de la gauche convergent vers un discours protectionniste, avec des différences.
Par Lucas Sarafian
Médecine alternative : l’ombre sectaire
Idées 16 avril 2025 abonné·es

Médecine alternative : l’ombre sectaire

Un rapport de la Miviludes met en lumière un phénomène inquiétant. Depuis la pandémie de covid-19, l’attrait pour les soins non conventionnels s’est accru, au risque de dérives dangereuses, voire mortelles.
Par Juliette Heinzlef