Parcours d’une combattante

Une agression sexuelle en colo, et des années pour en sortir.

Ingrid Merckx  • 27 octobre 2011 abonné·es

Il m’a fallu deux ans pour me dire que j’avais vécu un truc pas net. Je faisais des crises d’angoisse à répétition, je ne comprenais pas pourquoi. J’en ai parlé à ma psy… Elle m’a dit que j’étais dans le déni. J’avais 14 ans. Lui, 17. C’était en colo, on sortait ensemble, je n’avais jamais couché avec lui mais il m’en parlait tous les jours. Un soir, il m’a entraînée dans une pièce vide. Quand il a fermé la porte, je me suis dit que j’étais fichue. Il m’a forcée à lui faire une fellation. J’ai dit «  non  », mais je ne me suis pas débattue. J’ai pensé : «  Ça va passer vite…   » J’étais tétanisée… Il n’a pas mis de préservatif. Un an plus tard, je suis allée faire un test HIV. Négatif heureusement.

Le soir où c’est arrivé, j’ai pleuré des heures, je me suis lavé les dents et la bouche des dizaines de fois. Je m’en voulais de m’être laissé faire. Je m’en veux encore. J’en ai parlé à mon meilleur ami immédiatement, il était à la colo et nous avait cherchés. Il s’en veut encore de ne pas nous avoir trouvés alors.

De l’enlèvement des Sabines aux massacres rwandais, en passant par les conflits dans l’ex-Yougoslavie, le Guatemala des années 1960-1961, la Tchétchénie... le viol est toujours une arme de guerre. « Le viol ne se limiterait pas alors à la prise de force du corps de la victime pour une jouissance sexuelle, mais chercherait à réduire l’agressé-e à un rang inférieur à celui de son agresseur, expliquent les auteurs de Viols en temps de guerre [[Viols en temps de guerre, sous la direction de Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili, Payot, 270 p., 20 euros.]]. […] Cet avertissement peut dépasser les personnes impliquées pour s’adresser aux communautés dont elles sont issues. »

Le viol affirme une domination de genre, mais aussi sociale, ethnique et nationale. « Certains viols ont été commis avec l’intention de la procréation, les femmes enceintes contraintes à mener à terme leur grossesse. Sont ainsi léguées autant de “bombes à retardement” dans les sociétés d’après-guerre. » Vers une domination biologique en somme. Le viol est peu nommé dans les archives où l’on parle « d’ outrages  », « d’attentats à la pudeur » , de violences… « Les mots invitent à détourner l’oreille comme on détourne le regard. »

Une relation avec un garçon a tout déclenché deux ans plus tard. J’avais des nausées terribles après chaque rapport sexuel. J’ai décidé de porter plainte. Je voulais que celui qui m’avait forcée soit condamné mais dispensé de peine : je ne voulais pas être celle qui allait lui pourrir la vie, mais j’avais entendu d’autres histoires sur lui et je ne voulais pas qu’il recommence avec d’autres filles. J’étais mineure, je devais en parler à mes parents. Ma mère a été très calme, tendre et rassurante. Mes sœurs, ensuite, m’ont dit : « Pourquoi tu ne nous en as pas parlé avant ? » Je n’assumais pas. Je n’assume toujours pas.

La procédure a duré plus de deux ans. Au commissariat, ils m’ont forcée à dire devant tout le monde pourquoi je venais et se sont finalement déclarés « pas compétents » . C’était affreux. Avec ma mère, nous avons ensuite écrit une lettre au procureur et avons été convoquées à la gendarmerie. Là, ils ont été très humains. Pendant qu’une femme me filmait derrière une vitre, un gendarme m’a posé des questions crues pour évaluer ma crédibilité : Mon agresseur avait-il un signe anatomique distinctif ? Quelle était la taille de son pénis ?… Ensuite, j’ai passé un entretien avec une psychologue judiciaire. Puis nous avons été confrontés, lui et moi, devant un flic. Il ne m’a pas regardée une fois. Il niait et mentait. J’ai craqué, je l’ai agressé verbalement…

Le dossier a été transmis à un juge pour enfants. Il y a encore eu d’autres auditions et une nouvelle confrontation en présence de nos avocats. Puis de nouvelles expertises psychologiques. Le rapport sur lui était totalement en sa faveur, tandis que le mien concluait que je gardais de l’affaire quelques troubles mais qu’ils étaient plutôt dus à ma sexualité précoce et que je m’en sortais bien puisque je faisais de « bonnes études » .

Décision du tribunal : « non-lieu » , au motif que nous étions jeunes, qu’il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait. Quand j’ai parlé d’emprise à la juge, elle m’a répondu : « Emprise, emprise… Il n’avait que trois ans de plus que vous… »

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