« Tous au Larzac » : Du plaisir dans la lutte

Christian Rouaud explique
les motivations de son film consacré à l’aventure du Larzac. Il dresse des parallèles
avec les luttes d’aujourd’hui.

Christophe Kantcheff  et  Erwan Manac'h  • 24 novembre 2011
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« Tous au Larzac » : Du plaisir dans la lutte
© **Tous au Larzac** de Christian Rouaud, 1 h 58, en salles depuis le 23 novembre. Photo : AFP / Baptiste

Après les Lip, l’imagination au pouvoir , Christian Rouaud revient avec un film, Tous au Larzac , sur l’autre grande lutte emblématique des années 1970, provoquée par l’annonce, en octobre 1970, d’un projet d’extension du camp militaire qui prévoyait l’expropriation des paysans du plateau.

Pour interviewer le cinéaste, le plus jeune journaliste de la rédaction (Erwan Manac’h), né bien après la fin de la lutte en 1981, et qui rend largement compte, notamment pour Politis.fr, des actions des militants d’aujourd’hui, avait rejoint le critique de cinéma (Christophe Kantcheff), histoire de mêler les générations et de s’interroger sur la transmission.

Comment êtes-vous passé
des Lip, l’imagination au pouvoir
à Tous au Larzac ?

Illustration - « Tous au Larzac » : Du plaisir dans la lutte

Christian Rouaud : Pour le film sur les Lip, j’avais tourné une séquence sur le Larzac, puisque les deux événements sont concomitants. Mais cette séquence a sauté au montage. Après la sortie du film, j’ai reçu Gardarem lo Larzac, le journal créé pendant la lutte et qui existe toujours, qui contenait une critique du film. Elle était positive mais regrettait l’absence du Larzac. L’auteur de l’article aspirait à ce qu’un tel film sur le Larzac existe. Cela a été l’élément déclencheur.

Par ailleurs, au-delà de l’histoire des luttes elles-mêmes, réaliser ces films m’a permis de rencontrer les gens qui m’ont fait rêver quand j’avais 20 ans. Je n’aurais jamais frappé à la porte de Charles Piaget, ni ne serais venu sur le plateau sans raison.


Réaliser un film sur la lutte du Larzac, c’était s’attaquer à ce qui ressemble aujourd’hui à un mythe…

Un mythe très loin de la réalité. Ainsi, pendant longtemps, chaque fois qu’il était question de retour à la terre, le Larzac était évoqué, avec ses chèvres, ses hippies et ses communautés. Or, il n’y a jamais eu de chèvres ni de communautés sur le Larzac. Je suis aussi irrité par la manière dont, majoritairement, on raconte Mai 68 dans les médias ou au cinéma. Grosso modo, ce sont quelques bourgeois parisiens qui jetaient des cailloux sur les flics et s’enfermaient dans de grandes maisons pour fumer des joints. C’est, par exemple, la vision que donne Philippe Garrel (dans les Amants réguliers, NDLR).

Pour moi, Mai 68, ce sont non seulement les grèves ouvrières, mais les dix années de militance qui ont suivi : luttes pour l’avortement, contre le nucléaire, contre les prisons… et la bataille sur le plateau du Larzac.

Vous avez prioritairement donné la parole aux paysans. Pourquoi ?

Je n’ai pas cherché à avoir des personnages dits représentatifs. Ça, c’est un principe télévisuel. Ce qui m’intéresse, ce sont des personnalités. Enfin, il me semblait plus intéressant que ce soient les paysans qui témoignent du rapport à l’extérieur, et racontent en particulier comment cela s’est passé avec les quatre cents gauchistes d’obédiences très diverses, des ­non-violents aux maos en passant par le PSU ou les trotskistes, venus les aider. Et qui étaient le contraire d’eux, à tous égards.

Ces gauchistes, il y en a tout de même trois dans le film : Michèle Vincent, originaire de Millau mais qui, à l’époque, était une figure militante du comité Larzac Paris ; José Bové et Christian Roqueirol, qui se sont installés comme ­paysans au Larzac mais qui, au départ, y sont venus en tant que militants pour soutenir la lutte.

Ce qui apparaît nettement, c’est qu’au fur et à mesure les oppositions internes se sont effacées…

Oui, il y a eu « porosité aux idées des autres », comme dit l’une des intervenantes. Les paysans, au début, sont très isolés, distants les uns des autres, et très différents. Il y a les paysans qui sont là depuis des générations, dont beaucoup traient encore à la main et qui ont peu de brebis. Et il y a les « pionniers », dont l’installation s’est faite en trois temps.

Les Burguière, qui sont dans le film, arrivent dans les années 1950, quittant leur région d’origine distante de 60 km. Ils ont longtemps été considérés comme des étrangers. Puis c’est au tour de Guy Tarlier et de sa femme, Marizette. Tarlier, qui est devenu le leader de la lutte, revient alors d’Afrique, où il était militaire. Sur le plateau, il est considéré comme un négrier. Inventeur d’une grosse machine, le rotolactor, il a industrialisé sa ferme. Enfin, arrivent Michel Courtin et d’autres jeunes intellectuels qui sortent de l’École des bergers de Rambouillet. Tous ces paysans n’ont rien pour s’entendre a priori. Ils vont pourtant s’unir. Plus tard, quand ils lancent un appel aux soutiens, arrive des quatre coins de France toute la faune de l’après-68.

Au début, les comités Larzac sont le théâtre d’affrontements permanents. Ceux-là aussi ont dû se parler. Comme leurs membres viennent tous les mois sur le plateau, à force de discuter, une unité des comités parvient à se créer. Les paysans sont dès lors bombardés d’idées, de propositions. Ils se montrent d’abord méfiants. Mais cela finit par fonctionner. Parce que, des deux côtés, il a toujours été admis qu’en dernière analyse les décisions étaient prises par les paysans.

Comment expliquer qu’il n’y ait jamais eu d’entorse à cette règle ?

À l’époque, c’est la classe ouvrière qui doit faire la révolution. Or, là, ce sont des paysans, des « bouseux », qui se battent, qui plus est contre l’armée, de manière non-violente. Tous les dogmes sont battus en brèche. Guy Tarlier dit : « Jamais on ne se coupera de nos soutiens de base. » Or, les soutiens de base, c’est l’Église catholique et la FNSEA ! Mais il existe un ­respect réciproque. Les militants sont estomaqués par la carrure des paysans qu’ils rencontrent. Qui n’ont pourtant aucune culture politique au départ. Les paysans, eux, sont fascinés par ces jeunes qui viennent des villes. Ça couche dans tous les coins, ça fume, ça joue de la musique, mais quand il y a cette action de résistance qui consiste à construire une bergerie, les militants sont là, ils travaillent dur et, malgré leur incompétence technique, ils y parviennent.

Les paysans n’ont pas de culture politique mais leur catholicisme est très fort…

Plus que des années gauchistes, les années 1970 ont été des années cathos de gauche. Ce sont eux qui dominent, autant chez Lip que sur le Larzac, où les cathos de droite sont devenus des cathos de gauche. Ils ne sont pas dans les dogmes marxistes-léninistes. Ce qui leur donne une très grande liberté d’esprit.

La lutte s’achève avec l’élection de Mitterrand. On pourrait imaginer que sur le plateau, l’esprit de résistance, comme partout alors, retombe…

En 1981, les paysans ne sont plus les mêmes, ils sont tels que la lutte les a faits. L’intelligence collective qu’ils ont mise en place a rejailli sur chacun d’eux. Les paysans se sont dit : « Nous avons tellement reçu d’aide que nous devons maintenant aider les autres. » Marizette Tarlier parle de « retour de solidarité » . Dès lors, ils soutiennent la lutte des Kanaks en Nouvelle-Calédonie – une maison kanak est construite sur le plateau, qu’on peut encore visiter. Ils se rendent en Polynésie pour lutter contre les essais nucléaires. Ils prennent parti pour les Palestiniens…

Quand les Américains boycottent le roquefort, ils ne savent pas qui ils attaquent ! Le démontage du McDo de Millau sonne le début de la lutte contre l’Organisation mondiale du commerce. L’idée des faucheurs volontaires, dans le combat contre les OGM pour bloquer la machine judiciaire, vient aussi du plateau… Le Larzac est une matrice des luttes d’aujourd’hui.

Mais chez les Indignés, par exemple, il y a une revendication forte d’apolitisme et une dimension spontanée…

Même s’ils se disent apolitiques, les Indignés construisent quelque chose qu’on ne peut encore définir. Ils font bien de la politique, différente, certes, de celle qu’on ­imaginait dans les années 1970. Je vois quelques correspondances, cependant. Par exemple, pour résoudre les antagonismes, si on avait voté, sur le plateau, on aurait pu avoir des résultats tels que 51/49. Ce n’est pas ce que les acteurs de la lutte ont fait : ils ont parlé, parlé, jusqu’à ce qu’une décision puisse être entérinée par tout le monde.

Idée simple, difficile à mettre en œuvre, mais qui peut faire réfléchir sur ce qu’est la démocratie. Je crois que l’idée selon laquelle l’institutionnalisation de la démocratie est un danger et qu’il faut mettre en œuvre une autre manière de la faire fonctionner a fait son chemin.

Autre ressemblance : l’importance de la fête. Après toutes les actions, les paysans du Larzac organisaient un gueuleton. Même quand ils affrontaient des flics, à midi, ils disaient « C’est l’heure ! », arrêtaient tout, pique-niquaient, et reprenaient ensuite. Il y avait beaucoup de plaisir dans la lutte, même s’ils étaient dos au mur. Sinon, ils n’auraient pas tenu dix ans !
Aujourd’hui, les jeunes retrouvent cette façon jouissive de militer, comme Jeudi noir, dont les militants viennent avec du champagne occuper les appartements à louer, ou ceux de la Pelle et la pioche, qui organisent des pique-niques dans les supermarchés.

Comment est gérée la terre aujourd’hui au Larzac ?

C’est le seul endroit de France où les terres sont gérées collectivement par un office foncier. Quand un paysan s’en va, au lieu que ce soit le voisin qui s’agrandisse, comme partout en France dans une logique productiviste, les paysans se réunissent pour décider qui va s’installer et pour faire quoi.

Dans cet office foncier, il n’y a plus que 10 % d’historiques de la lutte. De ce point de vue, la transmission s’est accomplie.

Culture
Temps de lecture : 9 minutes
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