Yémen, la révolution oubliée

Depuis plus de neuf mois, les Yéménites manifestent pacifiquement pour demander le départ du président Saleh, au pouvoir depuis trente-trois ans. Le régime répond par une répression féroce.

Benjamin Wiacek  et  Abdessalam Kleiche  • 24 novembre 2011 abonné·es

Entouré de royaumes, d’émirats et de sultanats où le pouvoir est héréditaire, le Yémen, avec une population de 24 millions d’habitants, est la seule république de la péninsule Arabique. Après la réunification des deux Yémen en 1990, le pays s’est doté d’une constitution adoptée par référendum qui stipulait le multipartisme, organisait un système électoral et le pluralisme de la presse. Mais, dès 1994, le mode de gouvernement du président Ali Abdallah Saleh connaît une forte dérive autoritaire accompagnée des maux du clientélisme, corruption et népotisme. Les postes clés de l’appareil militaire et sécuritaire sont occupés par des proches du Président (fils et neveux notamment) et par des membres de sa tribu (Sanhân).

Dès le mois de février 2011, des groupes de jeunes, encouragés par la révolution égyptienne et ses manifestations sur la place Tahrir, s’emparent du parvis de l’université de Sanaa, renommé pour l’occasion « place Taghir » (le changement), et y campent dans le calme. Depuis, le soulèvement populaire résolument pacifique – malgré plus de 70 millions d’armes en circulation – s’est étendu à d’autres places du pays.

Très tôt, l’implication très importante des femmes (infirmières, enseignantes, journalistes, activistes…, présentes nuit et jour en dépit des attaques) a été remarquée, dans une société musulmane aux traditions tribales très conservatrices. L’exemple de la journaliste Tawakkol Karman, colauréate du prix Nobel de la Paix, récompensée pour son action pacifique, illustre la place des femmes dans le soulèvement yéménite.

Malgré cette reconnaissance internationale et les déclarations du président Saleh affirmant qu’il est prêt à quitter le pouvoir, celui-ci a déjà refusé trois fois de signer le plan de transition proposé par le Conseil de coopération du Golfe (CCG). La résolution 2014 du Conseil de sécurité des Nations unies, du 21 octobre, lui demande de signer l’initiative du CCG au plus vite, mais Saleh demande toujours plus de garanties [^2].

Les attaques contre les manifestants avec des armes lourdes, canons antiaériens et mortiers, se poursuivent dans le pays. Plus de mille personnes auraient été tuées depuis le début du soulèvement fin janvier, dont plus de cent personnes au cours du mois d’octobre. On compte au moins 25 000 blessés.

Dans la province d’Abyan, au sud du Yémen, des groupes ­islamistes armés, qui seraient liés à Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA), se sont emparés de plusieurs villes dans la région. Nombreux sont ceux qui affirment que le régime a laissé faire dans le but d’obtenir un soutien logistique et financier plus important de la part des États-Unis dans leur « guerre contre la terreur ».
Des centaines de civils auraient trouvé la mort. Plus de 90 000 personnes auraient été déplacées et vivraient dans des écoles d’Aden. Malgré l’assistance des Nations unies et d’organisations humanitaires, leurs conditions de vie sont dramatiques.

Dans les principales villes du pays, la vie quotidienne se détériore. Une à cinq heures d’électricité par jour, coupures d’eau fréquentes. Après une pénurie totale d’essence pendant plusieurs mois, le carburant est revenu, mais à un prix deux fois plus élevé, entraînant un renchérissement des produits de consommation courante. Les ressources en pétrole et en gaz, d’ailleurs limitées, représentent l’essentiel du budget de l’État. Le taux de chômage atteindrait 30 % parmi la jeunesse. Les revenus du tourisme ont chuté de façon vertigineuse depuis 2010. Le Yémen est confronté à une grave crise alimentaire. L’organisation internationale d’aide humanitaire Oxfam a prévenu que le pays – le plus pauvre du monde arabe – était menacé par une « catastrophe » de la faim.

De passage à Paris, Tawakkol Karman a interpellé la communauté internationale sur deux points prioritaires : « Le gel des avoirs d’Ali Abdallah Saleh et de ses proches, et le transfert du dossier Saleh devant la Cour pénale internationale pour mettre fin au carnage. » La prix Nobel a souligné qu’avec cet argent « Saleh achète les armes et les mercenaires qui tuent les manifestants » . Le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, l’a assurée du soutien de la France, estimant que « le gel des avoirs devrait être effectivement étudié [rapidement] à Bruxelles » .

Tawakkol Karman est persuadée que son travail de mobilisation de la communauté internationale aura raison du régime répressif d’Ali Abdallah Saleh. Elle est repartie aux États-Unis s’assurer que le prochain projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur le Yémen comprendra cette fois les deux exigences de l’opposition : le gel des avoirs du Président et la traduction de celui-ci devant la Cour pénale internationale.

[^2]:  L’initiative prévoit que le Président obtiendrait une immunité en échange de son départ. Un gouvernement de transition serait mis en place pour deux mois, avant l’organisation d’une nouvelle élection.

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