« Atteindre le grand public »

Les animateurs et les politiques estiment que ces émissions sont incontournables désormais et qu’elles permettent de faire passer, pas si mal, idées et convictions.

Jean-Claude Renard  • 8 décembre 2011 abonné·es

Pour quelles raisons une personnalité politique vient-elle dans une émission de divertissement ou un talk-show ? Quel est l’intérêt de participer à ce type de programmes ? Est-ce devenu indispensable ? Telles sont les questions que nous avons posées aux animateurs, aux journalistes et aux politiques.

Laurent Ruquier : « Chez moi, vous ne verrez jamais Royal danser avec Debbouze »

Il faut s’entendre sur le terme de divertissement. On ne demande pas aux politiques de faire des claquettes, on leur pose des questions de fond, avec pour eux, peut-être, plus de temps de parole. Ce qui est étonnant avec une émission comme « On n’est pas couché », c’est qu’avant l’arrivée des politiques, pendant et après, il y a autant de téléspectateurs. Finalement, l’émission est parfois plus politique qu’un rendez-vous politique classique. Parce qu’on laisse parfois le temps d’un exposé technique.
De mon côté, j’essaye toujours de ne pas lâcher le téléspectateur, ce qui n’est pas forcément le cas au cours d’un débat politique avec des spécialistes. Pour nous, il s’agit de rester accessibles. Et dans tous les cas, je m’impose des limites. Je ne veux pas faire danser ou chanter des personnalités politiques sur mon plateau. Vous ne verrez jamais chez moi Ségolène Royal danser avec Jamel Debbouze. C’est une question de respect, justement pour éviter toute décrédibilisation.

Thierry Ardisson : « Les hommes politiques n’ont pas eu besoin de moi pour se décrédibiliser »

Les politiques viennent parce qu’il y a un public en face. « Tout le monde en parle », c’était 1,7 million de téléspectateurs. « Salut les Terriens » tourne autour d’1,4 million. Participer à ces émissions leur permet de montrer une autre personnalité, un être humain sympathique qui peut réagir à une bonne blague, au-delà de la dimension programmatique. À la question, « est-ce décrédibilisant ? », je réponds que les hommes politiques n’ont pas eu besoin de moi pour se décrédibiliser : ils se débrouillent très bien tout seuls ! En tout cas, je ne me sens pas coupable. Ils ont été les premiers à vouloir se populariser. Sans doute parce que leurs conseillers en communication leur ont dit qu’il fallait faire telle ou telle émission pour s’y montrer cool. Quoique avec Alain Juppé, en 1988, dans « Lunettes noires pour nuits blanches », ça n’ait pas été facile. Il gardait son côté ENA !

Dans l’esprit du divertissement ou du talk-show, on me demande quelles sont les limites. En 2001, j’ai reçu Michel Rocard. Sur le plateau, on avait longuement et sérieusement parlé de son passé au PSU, de la CSG également, pendant près de trente minutes, avant de passer à « l’interview alerte rose », de seulement sept minutes, au cours de laquelle je lui ai demandé si « sucer, c’est tromper ». Ni au montage ni à la diffusion, personne n’a réagi. C’est quinze jours après, quand Daniel Schneidermann s’est insurgé de cet extrait, comme s’il s’agissait de la décadence de l’Empire romain, que la fameuse séquence est devenue un scandale national. Les limites à ne pas dépasser sont donc peut-être là. Je n’aurais peut-être pas dû lui poser cette question. Cela dit, Michel Rocard, qui en était à son troisième divorce, ne s’était pas effarouché.

Stéphane Bern : « Ils aiment cet exercice »

Mon premier invité a dû être Jack Lang, ce qui n’est pas très surprenant, lui-même étant à la frontière du divertissement et du politique. Mais, d’une façon générale, les politiques sont présents dans nos émissions dans la mesure où c’est une position qui les rend plus sympathiques, plus chaleureux. C’est l’occasion de montrer qu’ils ont un cœur. À tort ou à raison, ils pensent qu’ils vont mieux s’en sortir que devant un journaliste politique. Ce qui n’empêche pas qu’on puisse les mettre dans une situation embarrassante. Mais l’ambiance générale du divertissement fait qu’ils aiment cet exercice. Sans les décrédibiliser, ça les humanise. En même temps, ils pensent qu’ils réussissent à nous circonscrire.

Isabelle Giordano : « On aborde un champ plus personnel »

De la même manière que Julien Clerc ou Isabelle Huppert, les politiques viennent pour vendre leurs livres. Il ne faut pas être naïf : ce ne sont pas seulement eux qui le veulent, c’est aussi nous qui les voulons parce que ça intéresse les gens. Pour une émission comme « Les Affranchis », j’ai l’impression qu’ils ont une parole un peu moins coincée, moins langue de bois. Parce qu’il y a moins d’enjeux que dans une interview réalisée dans une matinale, toujours très codifiée. Pourtant, on fait fonctionner le poil à gratter, c’est le principe même de l’émission, avec des humoristes qui font du rentre-dedans, posent des questions faites pour déranger.

Ça ne sert pas forcément de rampe de lancement, les politiques ont aussi tout à perdre. C’était le cas quand on a posé à Jean-François Copé des questions sur ses connaissances médicales. Quand on parle de soi, de ses amis, de sa famille, on se dévoile beaucoup plus que dans un programme politique. C’est l’intérêt de ces émissions de pouvoir aborder un champ plus personnel, privé, tout en gardant bien sûr une certaine mesure. Elles ont autant leur place qu’une émission sérieuse ; les deux doivent coexister. Mais ce n’est pas parce qu’il s’agit de divertissement qu’on va offrir un tapis rouge aux politiques. On en apprend autant sur eux.

Laurent Fabius : « C’est aux politiques d’être respectables »

On peut avoir un regard critique sur la confusion des genres. Parce que la politique, sans être bégueule, doit être traitée sérieusement, et non pas dans un climat de moquerie. Pas plus qu’on ne doit demander à Yannick Noah une analyse sur le trou de la Sécurité sociale, on ne doit demander à un responsable politique de faire le clown. Mais il est évident que, si les politiques y participent, c’est parce qu’ils font de l’audience. A contrario, les émissions politiques sont souvent très ennuyeuses.

Au « Grand journal » de Canal +, on ne demande pas à un invité de faire le clown. Et si on le lui demande, il peut refuser. Quand il m’est arrivé d’y aller, je n’ai pas fait ce que je ne voulais pas faire. Chez Laurent Ruquier, si on ne veut pas passer pour ce qu’on n’est pas, il n’y a aucun problème. Il faut donc faire le tri entre les bonnes et les mauvaises émissions, celles qui se placent en dessous de la ceinture. Mais si l’on veut que les politiques soient respectés, il faut qu’eux-mêmes soient respectables. Il s’agit de ne pas aller dans certaines émissions où l’on vous demande de chanter, de faire le singe, de tomber dans la vulgarité.

Aujourd’hui, parce que la politique est très critiquée, nombre de responsables pensent qu’en faisant peuple, qu’en poussant la chansonnette, en racontant des histoires drôles, ils vont gagner une sympathie qui se reportera sur un vote. Ce n’est pas ma conception de la politique. Cela tient donc à un corpus de règles, à la notoriété, et selon cette notoriété, si vous avez quelque chose à dire, là, il est vrai, vous avez un cadre pour le dire.

Jean-Luc Mélenchon : « J’ai pu faire un long exposé sur les retraites »

Talk-shows et divertissements présentent un avantage maximum pour le politique, celui d’atteindre le grand public avec des audiences très fortes. On s’est aperçu que pour ce type d’émission, même pendant les séquences politiques, les téléspectateurs restent devant leur écran. C’est aussi un endroit où l’on est respecté. Laurent Ruquier ou Michel Drucker ne sont pas là dans une perspective de combat. Ils ont une attitude plus respectueuse. Au contraire du « Grand Journal » de Canal + ou chez Marc-Olivier Fogiel, où j’avais senti un traquenard. C’était en 2005, avec un plateau chauffé pour le « oui » au référendum.

En revanche, j’ai eu chez Drucker une audience que je n’avais jamais eue, avec une émission au-delà des formats, qui respectait en même temps ma vie privée, ce qui est le plus important pour moi, et avec une réelle délicatesse humaine.

Participer à ces émissions est devenu incontournable, même s’il y a beaucoup ­d’objections dans son propre camp. Personnellement, mon choix, c’est d’aller partout. Et ceux qui n’y vont pas en sont très marris. Cela m’a permis, chez Laurent Ruquier par exemple, de faire un long exposé sur les retraites, pour démontrer combien le rapport et le discours officiels étaient faux.

Vincent Peillon : « Après un refus, j’ai été blacklisté »

Dans le rapport de force actuel entre médias et politiques, c’est nécessaire. On n’a pas souvent l’occasion de toucher un grand nombre de gens, et notamment un public jeune, comme au « Grand Journal ». Si on ne va pas sur les plateaux, on disparaît. C’est un problème de visibilité. Si on peut s’en passer, autant le faire, mais on n’a guère le choix. Quand on rencontre les gens sur le terrain, ils vous reprochent de ne pas apparaître à la télévision. Ce n’est pas en allant à France Culture, en publiant certains textes, qu’on atteint le grand public.

Il y a deux ans, j’avais refusé de participer à un débat sur l’identité nationale, chez Arlette Chabot, autour d’Éric Besson et de Marine Le Pen. Il était évident que la chaîne visait le clash et la spectacularisation, dans une émission à la gloire d’Éric Besson. Je ne voulais pas jouer le rôle du bouffon qui alimente le spectacle. Après quoi, j’ai été blacklisté. Seul Thierry Ardisson m’a reçu. J’ai pu m’en expliquer longuement chez Laurent Ruquier un an après seulement. Nous sommes donc dans un paradoxe. Les médias ne sont pas des instruments secondaires. Certes, dans un système global, c’est décrédibiliser la fonction. Mais comment faire autrement ? C’est aussi une question de notoriété. À moins d’avoir des fonctions importantes, très peu de politiques ont accès au 20 heures. Ceux qui y vont n’ont pas besoin de participer aux autres émissions.

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La politique noyée dans le talk-show
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