Aux frontières de l’image

L’Artothèque de Caen présente Border Lines d’Alexis Cordesse :
une réflexion sur l’espace,
à partir d’Israël et des Territoires palestiniens.

Jean-Claude Renard  • 19 janvier 2012 abonné·es

Au bout à gauche, un couple d’un certain âge. Lui tient une canne, elle porte un sac à main. Ils traversent la rue au milieu de la foule, qui va, vient, s’avance, s’éloigne. Au premier plan, un étudiant sans doute. Dans « le fond d’écran », un salon de beauté, une pharmacie, la pancarte suspendue à un mur d’un chirurgien-dentiste, une épicerie. Toujours au premier plan, selon une ligne horizontale, un adolescent vide une poubelle dans une benne, une femme voilée et son enfant, fixant son regard droit devant elle, un homme joliment apprêté en lunette noires, d’autres hommes ici et là. Sur la droite, un adolescent portant un bouquet de fleurs. Presque refoulé à l’extrémité du cadre, un camion à ordures au pied d’un immeuble en construction.

Tableau foisonnant, coloré. Et vivant au-dessus du pavage. C’est une image de Salah ad-Din Street, principale artère commerçante dans Jérusalem-Est, territoire occupé, qui doit son nom à l’artisan de la reconquête de la cité par les musulmans en 1187.

À 7 kilomètres de là : une cité en haut d’une colline, la colonie de Maale Adoumim (l’une des plus peuplées de Cisjordanie, avec 35 000 habitants), tapissée de nouvelles bâtisses, ramassée sur elle-même. Elle surplombe un paysage désertique. Au premier plan, et de dos, face à l’immensité, un géomètre au travail. Des constructions à venir sans doute, érigées par des colons. Des grillages ponctuent, déchirent le paysage. Sur la gauche, la perspective s’éloigne, s’estompe sur Jéricho et la mer Morte. Véritable paysage biblique.

Voilà pour le décor planté. Celui d’Israël et des Territoires palestiniens, saisis entre 2009 et 2010, exposé à l’Artothèque de Caen, avec un ensemble de neuf images. Alexis Cordesse, né en 1971, y ajoute la forme, un parti prononcé. Des panoramas de 80 cm sur 294 ou 340 cm. Mais pas n’importe quels panoramas, pas n’importe comment. En fonction de la topographie des lieux, à Jérusalem, à Hébron, à Jaffa, ou à Sderot, le photographe choisit un point de vue. Et réalise, entre quelques minutes et plusieurs heures, des instantanés de ces espaces et des individus qui les pratiquent, les traversent. Il engrange des personnages, ordonne.

Après quoi, Alexis Cordesse assemble, superpose par ordinateur des fragments d’images, de façon plus ou moins perceptible. De quoi obtenir des montages subtils, sans les masquer, de sorte à rendre des « espaces recomposés qui fonctionnent selon leur propre temporalité » , au format panorama empruntant aux scènes de rue, au paysage, interrogeant la place du spectateur face à l’œuvre.

Et renouant, dans une certaine mesure, avec une forme photographique du XIXe siècle, qui s’accomplit au cours des grandes campagnes ethnographiques, quand l’image accompagnait l’entreprise coloniale. Le panorama sert alors l’information permettant de contrôler l’espace indigène.
Chez Alexis Cordesse (d’abord photoreporter, puis coréalisateur avec Eyal Sivan), réactivant par les moyens actuels une forme archaïque, créant le doute sur l’image par ces touches additionnées, ce sont autant d’impressions de « mentir-vrai », pour reprendre l’expression d’Aragon, de compositions, d’harmonies formelles. D’une image à l’autre, tous les personnages ne se sont jamais rencontrés au même moment. C’est affaire de montage. De mise en scène qui donnerait « une mise en sens », confie le photographe. Pas de hasard si ce travail s’accomplit en Israël et dans les Territoires occupés. L’un n’empêche pas l’autre.

Ainsi, à regarder de près la rue commerçante de Salah ad-Din, théâtre concentrant tous les archétypes de la société palestinienne, convoquant les générations, les croyances (jusqu’aux problèmes de voirie), un homme issu sans doute d’une vieille famille bourgeoise côtoie un ouvrier, tandis que l’adolescent vidant une poubelle, au centre de la photographie, est celui-là même qui porte un bouquet de fleurs à l’extrémité du cadre, au pied d’un immeuble en construction, en un lieu où toute construction possède son poids de signification, affirmant son rapport à la terre.

Comme dans « Green Line » : l’édification d’une ligne de tramway épouse le tracé de la ligne verte (la limite entre Jérusalem-Ouest et Est), un tracé décidé par les autorités israéliennes, comme si la partition n’existait pas, contraignant ainsi de futurs accords de paix.

Autre exemple : avec « Point de rencontre », dans la vieille ville d’Hébron, à l’angle de deux rues désertées, le photographe resynchronise par le montage et dans l’espace une possible rencontre entre deux personnages, une femme palestinienne et un colon juif, qui, dans la réalité, ne se croisent pas, mais où ils sont passés, à quelques secondes ou quelques minutes d’écart. Une fois de plus, le montage se veut simple, tout en respectant la topographie des lieux où, sur 4,3 km2, vivent 500 colons au milieu de 35 000 Palestiniens.

Pour Alexis Cordesse, inspiré par David Goldblatt (photographe de l’apartheid et des townships), dans un espace où « tout est à la fois séparation et saturation, ces photographies témoignent du morcellement d’un territoire où les frontières, tangibles ou invisibles, se superposent et se croisent. Les frontières intérieures sont aussi prégnantes, sinon plus que celles qui séparent les deux communautés. Ce sont deux sociétés, face à face, elles-mêmes totalement divisées. Du côté israélien, on reporte sur l’extérieur, c’est-à-dire sur les Palestiniens, une violence intérieure larvée » . A contrario de l’image exposée, il s’agit de faire du vrai avec du faux.

Culture
Temps de lecture : 5 minutes