Les virtuoses de l’asphalte

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Anaïs Heluin  • 12 janvier 2012 abonné·es

L’air pressé et le regard tourné vers un horizon lointain, de jeunes gens défilent dans un décor ultra-urbain. L’un bien étriqué dans son costume de dandy typique des années 1920, l’autre affublée d’un chapeau de marquise… Tous ont quelque chose de décalé. Une attitude qui tranche avec la modernité clinquante de la rue qui, grâce aux superbes projections vidéo de Robert Massicotte et Alexis Laurence, donne à la scène des allures de jungle ­new-yorkaise. Un foisonnement de détails, des personnages originaux et une amorce de récit : tous les ingrédients qui caractérisent le Cirque Éloize sont donc présents dans sa dernière création, intitulée ID , mise en scène par Jeannot Painchaud, son cofondateur et directeur.

Toujours désireuse de renouveler la tradition circassienne, c’est aux arts de rue que se frotte cette fois la troupe québécoise. Sans laisser de côté le théâtre, étroitement mêlé au cirque dans Rain et Nebbia , ses deux précédents spectacles. La narration portée par les seize virtuoses de la danse et de l’acrobatie qui composent ID n’a rien de linéaire, ni de réaliste. Avec une rapidité d’androïdes, les artistes multiplient les prouesses physiques et techniques, enchaînent des scènes bien distinctes les unes des autres. Sans transition et intrigue.

Tentaculaire et régie par des codes singuliers, une ville aux accents futuristes se dessine. Grâce aux cavalcades d’un homme-VTT, aux gracieux tourbillons d’un casse-cou vissé sur rollers et aux chorégraphies hip-hop et break dance qui se succèdent à tout-va. Une multitude de gestes qui, s’ils paraissent spontanés, sont agencés à merveille, de manière à construire des scènes collectives où chaque corps répond aux autres, et de minuscules pans de vie de la cité prodigieuse. Noyé dans le mouvement perpétuel qui l’entoure, l’individu a tendance à s’effacer au profit d’une urbanité qui lui fait perdre ses repères.

Les personnages évoluent dans ce que l’on peut appeler une « société du spectacle » qui déshumanise autant qu’elle divertit. Tantôt gaies et chaleureuses, tantôt aussi inquiétantes qu’un film de gangsters, les images projetées sur le plateau tiennent lieu de décor. Toujours en accord avec les numéros des acrobates, les façades changeantes semblent influencer le comportement des intrépides de l’asphalte. Un contre un ou bande contre bande, ces derniers s’affrontent, parfois s’aiment. Même rivalité qu’entre les Jets et les Sharks de West Side Story , mais sans cause ethnique ou culturelle qui vienne expliquer les antagonismes.

Peut-on d’ailleurs parler de conflits ? Les séquences collectives ont des airs de cour de récréation : corde à sauter géante, prétexte à des sauts inouïs, chantier se transformant en terrain de jonglage, arène de combat se muant en salle de danse… Les duels sont plus proches de réelles confrontations. Mais, là encore, les adversaires ne font que comparer leurs performances sans jamais s’attaquer. Comme si la réalité s’était dissoute dans la représentation, et que, de la lutte, ne restait que son simulacre. Le connaisseur de la culture hip-hop, lui, y verra un moyen de s’adapter à la morosité et à l’oppression urbaines, et de faire le deuil de la nature. Ouverte, l’interprétation ne dépend que du plaisir du spectateur.

Reste que le métissage de l’art du cirque, des danses urbaines et des techniques de glisse véhicule une idée précise : la scène doit se nourrir du contemporain sans rien en mépriser, surtout pas ses composantes les plus populaires. Jeannot Painchaud et sa troupe y parviennent à merveille dans toute la première partie du spectacle. Plus traditionnelle et moins dynamique, la seconde est un peu en ­dessous. Mais ne gâche en rien l’ensemble hybride, la grandiose poésie du bitume du Cirque Éloize.

Culture
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