Reviens, Walter, ils sont devenus fous !

François Cusset  • 2 février 2012 abonné·es

Qu’on veuille bien me pardonner. Paraphraser le titre idiot d’un livre idiot écrit par un odieux idiot n’est pas le meilleur moyen d’introduire à l’œuvre d’un génie, puisque c’est d’un génie qu’il s’agira ici. Mais c’est une façon comme une autre d’appeler à désherber nos vieilles têtes pour y faire pousser à nouveau les mille fleurs de l’esprit critique… Car on en a tellement besoin aujourd’hui, dans notre inexpérience, de ce Benjamin d’un autre siècle, de ce moustachu de Weimar, cet obsédé des passages parisiens, cet exilé allemand à Paris qui rata le bateau pour l’Amérique (mais hélas pas son suicide à Port-Bou, fin 1940). On en a plus besoin que jamais. Quand on est assiégé par les discours clos et péremptoires des experts d’un côté, des commentateurs de l’autre, et, dans leur coin, des penseurs néopontifiants (qui publient des pavés faute de pouvoir les lancer), rien de plus libérateur qu’une pensée intuitive, fragmentaire, intempestive, une pensée qui pour percer l’épaisseur du présent préféra les contretemps, et pour rester en prise refusa de faire œuvre.

On va pas faire le prof, ce serait si loin de ce penseur marginal, combatif, plus magicien que scientiste, plus fétichiste que docte, mais on peut quand même jeter dans la mare encore fraîche des bonnes crues de 2011 (la première année depuis un bail où le fleuve des soumis ne tient plus dans son lit, où il déborde de New York jusqu’au Caire) quelques concepts guerriers affûtés jadis par le bon vieux Walter, et inspirés bien sûr par son incurable mélancolie. D’abord, la révolution, parce que quand même. Benjamin écrivit un jour que Marx avait sans doute tort d’y voir la locomotive de l’Histoire, comme si elle allait dans un sens, l’Histoire, sur des rails : la révolution, corrigea-t-il, est plutôt le signal d’alarme que tirent soudain les passagers du train de l’Histoire lancé à pleine vitesse. Une saine manière de désacraliser la chose, et de déplacer l’accent sur ce qu’elle produit, la révolution, ce qui peut la trahir, et non plus seulement sur cette belle rage qui la déclenche.

Ensuite l’expérience , justement, ce mot à plusieurs étages que la langue allemande dit de maintes façons ( erlebnis, erfahrung… ) : l’expérience est ce qu’on aurait perdu nous autres modernes, écrit Walter, a fortiori nous-mêmes postmodernes, elle est ce dont l’éloignement facilite le travail de la domination, ce dont la perte rend chaque jour de moins en moins possible la résistance collective, même quand celle-ci semble une évidence, la seule solution. Et là, l’auteur de l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (son texte le plus connu, mais pas le mieux compris) ajoute un autre concept, prophétique, vertigineux : l’aura.

L’aura, c’est cette vibration de vie qui entoure l’objet de la perception, l’objet de notre souci ou de notre fascination, c’est sa palpitation entre absence et présence, sa persistance dans l’atmosphère après sa disparition – ce que Benjamin trouvait à un acteur de théâtre sur une scène, plus qu’à une scène de cinéma sur un écran, non sans préciser que, dans ce dernier cas, l’aura s’est déplacée vers le procédé technique de reproduction, qui compte plus désormais pour nos sens que ce qu’il reproduit.

Amis blogueurs, webnautes, cyberprotestataires et drogués aux réseaux sociaux, voilà matière à « réflexion » (cette activité lente et nonchalante qu’interdit la brièveté des tweets). La persistance du passé dans le ­présent le plus présent, qui paraît le nier, ce bric-à-brac des passages parisiens déjà obsolète à l’ère industrielle, autre obsession benjaminienne plus actuelle que jamais : la vérité de notre époque, si on peut la saisir, sera à trouver dans le ­décalage, la discordance des temps, la rémanence du désir au cœur du désastre, ou du désastre au cœur du désir. D’où sa vision du progrès, moins optimiste qu’une épitaphe de Cioran, presque aussi drôle qu’une saillie de Pierre Desproges : le progrès, c’est ce tas d’ordures qui s’amoncelle sous l’Ange de l’Histoire, assis dessus le dos tourné à l’avenir, faute d’avoir pu décoller, ses ailes tout emmêlées par les vents de la négation.

Tout chez Walter peut outiller le présent, à commencer par ses dialogues avec ses amis : son désaccord avec Gershom Sholem sur la possibilité d’un messianisme sans Messie, sa mésentente avec Theodor Adorno sur la place de l’esprit dans le matérialisme, ses lettres à Gisèle Freund ou à Hannah Arendt. Aucun transfert de contexte, pour autant, aucune répétition de l’histoire en farce : pas de nazification de l’Europe en vue, pour l’instant, ni la nécessité d’aller se tirer une balle au pied des Pyrénées. Mais si, à l’heure où les printemps arabes ont l’hiver un peu rude, où la Chine étouffe ses révoltes, où les peuples du Premier monde atteignent un point de non-retour dans le désenchantement, il est tentant de se débarrasser de notre belle bibliothèque occidentale, qui n’aura rien vu venir ni rien permis de changer, permettez au moins que quelques textes échappent à l’autodafé. Ceux d’un homme sans livres, un collectionneur de jouets cassés et un fumeur occasionnel de haschich : il y a encore tant à y puiser, à commencer par une certaine joie d’être triste, l’énergie féconde du désespoir. Pour ne pas mourir cons, ou impuissants.

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