Dégâts de l’ibère libéralisme

Dans ce pays où le gouvernement milite pour la flexibilité du salariat, la gestion de la station de ski de Formigal révèle les dérives d’un système économique.

Jean Sébastien Mora  • 29 mars 2012 abonné·es

De loin, Formigal pourrait se confondre avec bien d’autres stations de ski, avec ses longues remontées mécaniques parcourant les Pyrénées, ses boutiques colorées et ses restaurants bruyants, bordés d’immenses parkings. De l’intérieur, elle est l’incarnation des dérives politico-financières qui ont conduit l’Espagne à la récession. Dans un pays où le chômage touche près de 25 % de la population, la réforme souhaitée par le Premier ministre, Mariano Rajoy, visant à flexibiliser le marché du travail, a peu de chances d’assainir une économie gangrenée par les privilèges, la corruption et les conflits d’intérêts.

La station de ski de Formigal est gérée depuis 2002 par Aramon, société d’exploitation semi-publique créée conjointement par le gouvernement autonome d’Aragon et la toute-puissante banque Ibercaja. À l’époque, c’est l’effervescence dans le secteur de la construction : le royaume ibérique est alors le deuxième consommateur de ciment au monde après la Chine. Ibercaja se lance dans un vaste plan d’urbanisation, qui se révèle rapidement très lucratif.

Dénoncée dès sa réalisation par les écologistes de la Plateforme de défense des montagnes d’Aragon (PDMA)^2, l’extension du domaine skiable se révèle fragile financièrement. En raison du réchauffement climatique (plus que notable dans les Pyrénées espagnoles), l’or blanc vient à manquer, les canons à neige ne suffisent pas et la société Aramon perd annuellement, dès 2002, environ 20 millions d’euros. Pour sauvegarder l’activité, le gouvernement aragonais a renfloué les comptes d’Aramon sur dix ans avec 250 millions d’euros d’argent public[^3]. Dépenses publiques, bénéfices privés ! Dans la même période, la banque Ibercaja recueille les retombées économiques indirectes, tout particulièrement les bénéfices du secteur immobilier.

« Le délit n’est pas de voler une banque mais de la fonder » , affirmait Bertolt Brecht. À Formigal, le « conflit d’intérêts » est évident, presque indécent : le président du Parlement automne d’Aragon, José Ángel Biel, est né à Teruel, comme son ami d’enfance le directeur de la banque Ibercaja, Manuel Pizarro ; le directeur de la société Aramon, Alfredo Boné, a lui-même légalisé l’extension du domaine skiable en tant qu’élu en charge des questions environnementales au Parlement aragonais. En fait, selon l’universitaire Vicenç Navarro, figure mondiale de l’économie alternative[^4], « la fraude fiscale en Espagne est énorme, environ 80 milliards d’euros se retrouvent dans les grandes entreprises et le secteur de la banque » .

Le silence qui entoure les activités d’Aramon est symptomatique d’une Espagne qui, depuis 1976, est toujours en retard en matière de démocratie. En dépit d’une plainte devant la Cour de justice européenne[^5], la presse locale, très dépendante de la publicité institutionnelle, n’évoque pas le cas Aramon. Tirant à 60 000 exemplaires, l’Heraldo, « le » quotidien aragonais, est tenu à 25 % par la banque Ibercaja. Encore elle !

La nouvelle loi présentée le 10 février par le gouvernement de Mariano Rajoy aura pour principale conséquence de permettre aux entreprises de licencier plus facilement et à moindre coût. « Inutile, inefficace et injuste » : les deux grands syndicats espagnols, UGT et CCOO, appellent à une grève générale le jeudi 29 mars pour « la défense des services publics » et pour dénoncer cette réforme sur fond de chômage, qui touche plus de 24 % de la population.

La nouvelle loi prévoit une réduction des indemnités de quarante-cinq à trente-trois jours de salaire par année travaillée dans le cas des licenciements injustifiés, des contrats avec une période d’essai pouvant aller jusqu’à un an, la dispense de l’accord des syndicats pour mener un plan social et l’autorisation pour les entreprises de remettre en question les conventions collectives ainsi que le salaire des employés. J. S. M.

« La crise a créé les conditions d’alerte permettant d’appliquer des mesures restrictives pour les travailleurs, afin de dégager plus de bénéfices dans le plus pur style néolibéral » , analyse Ignacio Ramonet, directeur de l’édition espagnole du Monde diplomatique. En 2009, alors que le nombre de chômeurs atteint 4,5 millions de personnes en Espagne (3,1 millions en 2008), les sociétés cotées en bourse ont versé 32,3 milliards d’euros à leurs actionnaires. « C’est là qu’il faut prendre l’argent pour créer des emplois ! Or la majeure partie des médias matraquent l’opinion avec la sempiternelle flexibilité des salariés » , dénonce Monzon, un quadragénaire employé dans une venta (bar-restaurant-supermarché) à la frontière franco-espagnole.

Le royaume ibérique est aujourd’hui le pays le plus inégalitaire de l’Union européenne : 20 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté ; sur la période 1999-2006, la part des bénéfices redistribuée aux salariés a été de 3,7 % en Espagne contre 18,2 % dans l’UE-15[^6]. La politique du gouvernement espagnol a aussi accru l’injustice sociale : en 2011, l’État a économisé 6 milliards dans le secteur de la santé mais a offert, entre autres, 5,6 milliards d’euros aux plus riches, en réduisant l’impôt sur les patrimoines et les grandes fortunes.

La station de ski de Formigal est la tragique incarnation de ces deux Espagne : d’une part, une clientèle aisée, originaire de Bilbao, de Saragosse et de Madrid, arborant grosses cylindrés et vêtements à la mode ; d’autre part, des employés de remontées mécaniques, de restaurants et d’hôtels dont le salaire n’excède pas 800 euros mensuels. « Dans un pays où le salaire minimum est de 540 euros, on veut encore réduire le montant de nos allocations chômage. Ou nous sortons une fois pour toutes dans la rue, ou ils auront définitivement tous les pouvoirs » , résume Miren, cuisinière à la station.

Depuis le début de la crise financière, les pays de l’OCDE où le chômage a augmenté le plus rapidement sont ceux qui possèdent le code du travail le plus flexible : les États-Unis et l’Irlande. Dans un cynisme accompli, le gouvernement Rajoy, par la voix de Soraya Sáenz, vice-­présidente de l’Assemblée, continue de présenter le nouveau code du travail comme « une mesure profonde et sérieuse » . Pis, depuis l’arrivée au pouvoir de la droite conservatrice de Mariano Rajoy, les régions autonomes, qui pèsent très lourd dans le budget global du pays, ont été sommées de mettre en place des plans de ­rigueur visant l’éducation et la santé.

« Le taux de fonctionnaires est déjà très en dessous de la moyenne de l’UE-15 et en dessous de ce qui correspond à notre niveau de développement. C’est l’une des sources du problème » , s’indigne Vicenç Navarro. En Espagne, 9 % de la population travaille dans le secteur public contre 15 % dans l’UE-15.Cela explique en partie la difficulté des femmes et des jeunes à trouver un travail (50 % des 15-24 ans sont sans emploi).

« La priorité de l’État devrait être la création d’emplois publics » , défend Vicenç Navarro. Car ceux-ci assurent des services qui profitent au plus grand nombre (aide sociale, santé, culture, éducation, etc.), et l’on sait que, lorsqu’une femme obtient un emploi, cela crée indirectement presque un demi-poste dans les services à la personne (crèches, ménage…). Mais, à la veille de la grève générale du 29 mars, le gouvernement de Mariano Rajoy a choisi son modèle de société : ­l’Espagne présente le nombre de policiers pour 10 000 habitants le plus élevé de toute l’Union européenne. Tout un symbole.

[^3]: Sous-estimé, ce chiffre ne tient pas compte du coût pour le gouvernement aragonais de l’entretien des routes donnant accès à la station ni des campagnes publiques de promotion du ski, etc.

[^4]: Lire Hay Alternativas, Vicenç Navarro (coord), préface de Noam Chomsky, Sequitur.

[^5]: Un collectif transfrontalier a dénoncé la proximité des nouvelles zones urbanisées et des remontées mécaniques avec le parc national des Pyrénées en France et la Réserve de la biosphère d’Ordesa en Espagne.

[^6]: Indice regroupant les quinze pays les plus riches de l’UE.

Monde
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