Le déficit démocratique de la Ve

Possession du pouvoir par un seul homme, défaut de représentation sociologique… Qui est prêt à modifier une constitution très critiquée depuis 1958 ?

Michel Soudais  • 15 mars 2012 abonné·es

La constitution de la Ve République est à bout de souffle. Vue de Sirius, cette loi fondamentale, en dépit du coup de force initial, a permis de doter la France d’institutions stables. Cinquante-quatre ans est un âge vénérable dans un pays qui n’a jamais sacralisé sa loi fondamentale. Depuis la Constitution du 3 septembre 1791, qui établissait la monarchie constitutionnelle, nous en avons connu au moins onze – seize, si l’on prend en compte la loi constitutionnelle établissant l’État français, les constitutions approuvées mais non appliquées… –, toutes « écrites par l’actualité » ( dixit le constitutionnaliste Philippe Ardant).

Cette longévité, égalée uniquement par les lois constitutionnelles de la IIIe République (1875-1940), cache cependant l’usure d’un texte qui a déjà connu vingt-quatre révisions. Dont dix-neuf depuis 1992. Cette accélération du rythme des réformes institutionnelles traduit la difficulté d’adaptation d’un texte pensé pour et autour d’un homme : le président de la République. Et dont la finalité avouée était de limiter le débat démocratique par crainte de l’instabilité gouvernementale, ce que ses rédacteurs ont appelé le « parlementarisme rationalisé ». Ce déséquilibre initial entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif, qui n’a fait que s’accentuer en dépit de la dévolution de quelques libertés supplémentaires au Parlement, fonde les premières critiques de la République (alors) gaullienne.

« Qu’est-ce que la Ve République, écrit François Mitterrand en 1964, sinon la possession du pouvoir par un seul homme, le renforcement continu et inéluctable du pouvoir personnel ? » Juste à l’époque où le futur président de la République écrivait le Coup d’État permanent , l’analyse n’a rien perdu de son acuité, y compris quand le locataire de l’Élysée s’appelait… François Mitterrand. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau rappelle dans son dernier essai[^2] que la Ve République « a moins répondu au principe de la séparation des pouvoirs qu’à celui, énoncé par le général de Gaulle en 1964, selon lequel “l’autorité indivisible de l’État est confiée tout entière au Président par le peuple qui l’a élu, qu’il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par lui” » . Raison pour laquelle la gauche s’est opposée à l’élection du Président au suffrage universel avant de s’y rallier, pour la majeure partie d’entre elle.

Reprenant le flambeau de cette contestation abandonnée dans les caves du Panthéon en mai 1981, Arnaud Montebourg estime en 2002[^3] que l’impuissance de la gauche à transformer « les modes d’exercice du pouvoir » qu’elle dénonçait dans l’opposition figure parmi « les plus importantes des propositions enterrées » . La substitution du quinquennat au septennat en 2000, puis l’inversion du calendrier électoral voulue par Lionel Jospin et le PS n’ont pas modifié à ses yeux une constitution dont l’ « inspiration, [l’] esprit, [la] lettre, et [la] pratique sont résolument étrangers à l’idée concrète et quotidienne que chacun d’entre nous se fait de la démocratie » . Ce qu’il appelle « l’indéniable force monarchique des institutions » de la Cinquième a corrompu la République et épuisé la démocratie. Ne rendant de comptes à personne, hormis à l’heure de solliciter un nouveau mandat, le Président fait des promesses qu’il abandonne à sa guise, gouverne parfois à contresens de ses engagements. Les électeurs, trompés et trahis, se désintéressent de la politique et ne se reconnaissent plus dans ses institutions. En témoigne des taux d’abstention énormes dans les villes et les catégories populaires, celles-là même qui se sentent les moins représentées.

Ce défaut de représentation est la seconde grande critique faite à la Ve République. Défaut de représentation politique d’institutions dont la logique majoritaire conduit à une bipolarisation artificielle. Défaut de représentation sociologique de la population également. Jamais, depuis 1958, la moyenne d’âge des députés n’avait été aussi élevée que dans l’Assemblée élue en 2007 : 56 ans. Le député moyen est un homme – on ne compte que 12,3 % de femmes –, blanc, quinquagénaire, détenteur de mandats locaux et exerçant une profession qui lui permet de dégager du temps pour ses activités politiques.

Enfin, l’expérience gouvernementale de la gauche a fait naître une troisième critique, dans les rangs de la gauche radicale surtout : nos institutions, conçues par la droite pour restaurer « un pouvoir fort », sont un frein à l’inscription des évolutions de la société dans le champ politique, un obstacle au changement dans l’ordre politique. Les censures du Conseil constitutionnel, les blocages du Sénat en constituaient les manifestations les plus évidentes, ces deux institutions n’évoluant que lentement dans leur composition. Si le récent basculement du Sénat a (un peu) changé la donne, le lent renouvellement du Conseil constitutionnel, dominé par la droite, demeure. Et pour longtemps encore.

Hormis ce verrou, la gauche a quelque chance à l’issue des élections présidentielle et législatives d’être majoritaire dans tous les leviers de pouvoirs. Saura-t-elle saisir cette occasion inédite depuis la création de la Ve République de refonder nos institutions ? « C’est à nous de faire ce que nos aînés n’ont pas voulu faire, pas eu la force et le courage de faire, ou plutôt pris l’habitude de ne pas trouver ce courage qui a tant manqué » , écrivait Arnaud Montebourg, il y a dix ans. Vendredi dernier, intervenant au nom de François Hollande dans une réunion de la Convention pour la VIe République, association qu’il a créée, le même était bien en peine de montrer que son candidat aurait ce courage. Plutôt que de changer de république, François Hollande propose de changer le pouvoir, comme il l’a longuement développé, le 3 mars, à Dijon, devant un parterre d’élus. « Je ne suis pas venu vous présenter une nouvelle constitution, a-t-il déclaré. […] Ce qui ne signifie pas de renoncer à faire évoluer notre texte fondamental dans le cadre d’une république nouvelle. » Le changement qu’il veut « tient à une pratique » que résume bien son autoprésentation en « président normal » .

En proposant, sous des formes différentes, le basculement vers une VIe République, Eva Joly et Jean-Luc Mélenchon affichent une autre ambition. Procéder à un changement global plutôt que réformer par petites touches. « Surtout, convoquer une Assemblée constituante, c’est appeler tous les Français à s’impliquer personnellement dans la réécriture collective du pacte qui les unit comme peuple et comme Nation » , explique le candidat du Front de gauche, qui appelle à un rassemblement national sur ce sujet, dimanche, à la Bastille.

[^2]: Le Consulat Sarkozy, Dominique Rousseau, Odile Jacob, 192 p., 19,90 euros.

[^3]: La Machine à trahir : Rapport sur le délabrement de nos institutions, Arnaud Montebourg, Denoël.

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Changer de République !
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