Un professeur Tournesol en cuisine

Le philosophe Jean-Paul Jouary explore dans un livre illustré l’univers du cuisinier catalan Ferran Adrià. Bouche bée d’admiration.

Jean-Claude Renard  • 1 mars 2012 abonné·es

Tirer le rideau, en pleine gloire. Auréolé de trois macarons au Michelin , longtemps considéré comme « le meilleur » établissement du monde par le magazine britannique Restaurant, célébré à la Documenta de Kassel, manifestation d’art contemporain, Ferran Adrià a pourtant fermé les portes de son restaurant El Bulli, du côté de Figueras, en juillet dernier. Adrià n’a pas fermé pour cause de faillite. Jusque-là, El Bulli, c’étaient huit mille couverts par an sur les seuls six mois d’ouverture, uniquement au dîner, et plus de deux millions de demandes de réservation. Adrià a fermé pour se ressourcer, réinventer une fois de plus sa cuisine.

Inventer, innover, c’est la marque de fabrique du casseroleur catalan, chef de file d’une cuisine postmoderne contemporaine sans esbroufe, un cuisinier aux bases éprouvées, en transe ­d’inventivité. Adrià est celui qui a lancé la déconstruction. Soit un plat connu, avec ses ingrédients classiques, mais recomposé différemment en texture, en température et en présentation. Il est aussi le premier à utiliser le siphon non pour une chantilly mais pour des espumas (écumes), à effacer la frontière entre le sucré et le salé, cassant ainsi l’ordre d’un menu, à présenter le verre comme un contenant à part entière, moulant sans moule, permettant de jouer, une fois de plus, sur les températures et les superpositions.

Tel est notamment le « palmarès » d’un cuisinier hors des clous, retracé par Jean-Paul Jouary, ­philosophe. Qui dresse une espèce d’hommage tourné vers le passé, puisque le restaurant est fermé, et en même temps une ­promesse d’avenir (puisqu’il rouvrira un jour). Non sans tomber dans l’admiration et inscrire le chef en artiste. Si Ferran Adrià « refuse de poser la question de savoir si ce qu’il crée relève ou non de l’art » , l’auteur y répond, affirmativement. Convoquant successivement Mozart, Vélasquez, les impressionnistes incompris, Picasso et Tapiès (en voisin), jusqu’à faire correspondre la déconstruction derridienne avec celle d’Adrià.

C’est un peu beaucoup, et faire passer le (ou les) cuisinier(s) au rang d’artiste, c’est oublier qu’il y a un seul Ménines de Vélasquez, contre 40 à 50 couverts identiques par service. Ça n’enlève rien à la créativité d’un cuisinier. Il s’agirait plutôt d’appréhender la cuisine en toute humilité, pour ce qu’elle est, une affaire de bouche, quand bien même elle contient des dimensions historiques et culturelles.

Culture
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