Une révolution entravée

Plus d’un an après la chute de Ben Ali, l’absence d’épuration et l’incompétence des islamistes d’Ennahda menacent les acquis démocratiques. Cernée par la répression, la société civile ne renonce pourtant pas.

Jean Sébastien Mora  • 19 avril 2012 abonné·es

Avant de devenir professeur de philosophie, Jamel Tlidi a longtemps milité à l’université de Tunis. Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de donner un nom au 14 janvier 2011, fin du régime Ben Ali, il marque un silence, pour finalement qualifier l’événement d’« enrifa », qui veut dire diminution en arabe. Le terme « révolution » ne lui convient pas, il penche plus pour un « relâchement du système autoritaire ».

La soudaine liberté d’expression et d’association a certes bouleversé le quotidien des Tunisiens. « Une révolution s’est produite dans les têtes. C’est la fin de la peur », estime la blogueuse Henda Chennaoui. Pour autant, les forces de la révolution ne sont pas parvenues à imposer un nouveau modèle d’autorité politique, et le spectre de la violence de Ben Ali n’en finit pas de resurgir. Loin des feux médiatiques, le pays connaît quotidiennement des grèves et des rassemblements, brutalement réprimés par la police. Interdite par Ali Laârayedh, le ministre de l’Intérieur, membre du parti islamiste Ennahda, la manifestation du 9 avril dernier en hommage aux martyrs de la révolution a rassemblé des milliers de Tunisiens qui ont violemment été refoulés de l’avenue Bourguiba sous les coups de matraque et les tirs de fumigènes. Présente à cette manifestation, aux côtés de membres de la constituante, l’avocate et militante des droits de l’homme Radhia Nasraoui s’est déclarée « choquée par la sauvagerie » des forces de l’ordre.

« En Tunisie, tout a été vicié dès le départ. Il aurait fallu plus de temps pour préparer les élections. Seuls les islamistes disposaient d’un réseau efficace, celui des mosquées », analyse le célèbre journaliste Taoufik Ben Brik. L’engagement de la société civile n’a pourtant pas faibli, incarné par le combat des militants des droits de l’homme, des avocats, des journalistes, des féministes, des blogueurs et du syndicat UGTT. Si bien que, le 25 mars, les islamistes ­d’Ennahda ont finalement renoncé à l’inscription de la charia dans l’article 1 de la Constitution. « Il s’agit d’un recul tactique. La société est dynamique, elle bouge et peut contraindre la constituante, mais la menace sur les droits des femmes perdure », analyse Saida Garrach, avocate et ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates.
Sans précédent, et tout aussi symptomatique du contexte de contre-révolution, deux trentenaires de la ville de Madhia ont été condamnés fin mars à sept ans de prison ferme pour avoir publié des caricatures de Mahomet sur Facebook.

La situation économique continue de se détériorer dans les zones les plus défavorisées du pays : Gafsa, Kasserine, Sidi Bouzid. Abdeljelil Bedoui, universitaire et membre du conseil scientifique de l’UGTT, regrette que, pour cette période de transition, n’ait pas été choisi « un gouvernement de technocrates qui aurait fait face à l’urgence en matière économique, tout en laissant le temps suffisant aux formations pour réellement construire un projet politique ». Mais, pour le moment, toutes les forces en présence, sans exception, sont engluées dans un jeu de politique politicienne. « Dès le départ, tous ont montré un acharnement à occuper les privilèges de l’État, comme une revanche symbolique », poursuit Abdjelil Bedoui.

Le président, Moncef Marzouki, qui dispose d’une marge de gouvernance très restreinte, cultive avant tout sa stature en vue des prochaines élections générales de mars 2013. Quant au gouvernement de coalition de l’ennahdiste Hamadi Jebali, il ne s’est toujours pas attelé, depuis le 23 octobre 2011, à la prise en charge des victimes de la révolution et à la mise en place d’une justice transitionnelle. « La Tunisie n’a pas connu d’épuration, et il reste encore un long chemin à parcourir avant que la justice soit pleinement indépendante », reconnaît le nouveau bâtonnier de Tunis, Chawki Tabib. En l’absence d’une constitution ou d’une autorité judiciaire provisoire, le cadre légal tunisien reste flou, très exposé à l’intrusion du pouvoir exécutif. « Les forces de la révolution sont démunies sur le plan matériel et mal outillées sur le plan politique », déplore Abderraouf Ayadi, figure de la contestation des avocats à Tunis en décembre 2010.

Asseoir sur le banc des accusés les criminels de la dictature se révèle plus difficile que prévu. À la chute du régime, lorsque le pays était encore entre les mains de Mohamed Ghannouchi, Premier ministre RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique, parti fondé par Ben Ali), les archives de la police présidentielle ont été détruites. Depuis, les acquittements pour absence de preuves se multiplient, comme celui dont a bénéficié en août 2011 Ali Seriati, ex-chef de la Sécurité du président Ben Ali.

Au-delà de son incompétence manifeste, Ennahda fait traîner le processus de justice transitionnelle pour mieux étendre son pouvoir, à la façon de l’ancien RCD. En Tunisie, le « benalisme sociologique » a de beaux jours devant lui. Car l’élite, historiquement aux ordres de l’ancien régime, multiplie maintenant les accords officieux avec les islamistes. Chevilles ouvrières de la propagande sous Ben Ali, les journalistes Adman Khedler et Iman Bahrou sont demeurés à la tête des chaînes de télévision publique. « Il n’y a pas de vraie information, rien n’a changé », s’indigne Slim Boukhdhir, journaliste incarcéré à plusieurs reprises sous la dictature. Désormais, on porte avec complaisance le discours d’Ennahda, tout en restant muet sur l’étonnante reconversion d’un Kamel Morjane, ancien cadre du RCD, qui fut ministre de Ben Ali pendant une dizaine d’années et se retrouve aujourd’hui à la tête du parti politique Al Moubadara (l’Initiative).

Véritable « État dans l’État », le ministère de l’Intérieur reste tout-puissant. Il aurait même négocié avec le nouveau pouvoir une impunité pour les policiers impliqués dans la dictature : le colonel Moncef Ajimi, par exemple, toujours en activité, alors que de nombreuses vidéos attestent de sa responsabilité directe dans les tueries de Kasserine et de Talah. En contrepartie, la police fait preuve d’un laxisme évident face aux tentatives de déstabilisation des salafistes, telles que l’occupation violente durant trois mois de la faculté des lettres de la Manouba, les appels au meurtre contre la communauté juive ou, plus récemment, l’opposition brutale à un rassemblement d’artistes devant le Théâtre municipal de Tunis.

La direction d’Ennahda est hétérogène. Dans la constituante, les membres modérés côtoient les défenseurs de l’application stricte de la charia, comme Sadok Chourou, en lien étroit avec les milieux salafistes. « Il y a un risque réel, car le gouvernement d’Hamadi Jebali n’affirme pas des positions claires sur le dossier fondamentaliste. Cela terrorise les citoyens et déstabilise des secteurs entiers comme le tourisme », explique Abdeljelil Bedoui.
Dans ce contexte, l’armée tunisienne, habituellement à l’écart des milieux d’affaires et des réseaux de pouvoir, est montée au créneau, en dénonçant la généralisation du commerce informel et du trafic d’armes à feu avec la Libye voisine en plein chaos : « Bientôt, je vais siffler la fin de la récréation », a déclaré le général des trois armées, Rachid Ammar, le 27 mars, au ministre de l’Intérieur, Ali Laârayedh.

Porté au pouvoir par les urnes, le gouvernement de coalition ne saurait prendre le risque d’une violence arbitraire et d’une politique manichéenne, réduite à des techniques de conquête du pouvoir. Selon le tout nouvel institut de sondage tunisien 3C Études, Ennahda connaît un recul manifeste dans la confiance que lui accorde la population. L’ébauche de la nouvelle gouvernance tiendra-t-elle jusqu’aux prochains suffrages ? Le maintien des acquis démocratiques de l’après-Ben Ali va se jouerdans la capacité des forces progressistes à maintenir un contre-pouvoir.

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