Cannes : le septième art hors champ

Pendant le festival, la télévision célèbre le cinéma… sans jamais parler des films. De la promo et rien d’autre.

Jean-Claude Renard  et  Elodie Corvée  • 31 mai 2012 abonné·es

Air connu. Mieux même : marronnier. Chaque année, en mai, la Croisette livre son tourbillon médiatique. Certes, en 2011, concurrencé par l’affaire DSK, et, cette fois, taquiné par les premiers pas du gouvernement socialiste. Mais le Festival de Cannes reprend rapidement sa place sous les projecteurs. Puisque le cinéma est affaire d’image, au sens large, les télés s’y pressent.
Pour les acteurs, pour les réalisateurs et les producteurs, il ne s’agit pas seulement de séduire les jurés mais aussi le téléspectateur devant son petit écran, potentiel spectateur en salle. Le temps d’une décade, pas un journal télévisé n’y échappe.

Sur TF1, Bruce Willis est l’invité de Laurence Ferrari (pour son rôle dans Moonrise Kingdom, de Wes Anderson) : « Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce personnage d’inspecteur de police un peu décalé, un peu paumé mais qui a un grand cœur finalement ? » Une autre question : « Vous avez d’autres projets de cinéma qui vont arriver sur nos écrans ? »

Mardi 22 mai, quand le soleil est revenu, « le Festival de Cannes est stimulé par la venue de Brad Pitt, sans Angelina Jolie », tandis que « Ramzy et le groupe Kaïra Shopping sont venus promouvoir leur prochain film sur le tapis rouge[les Kaïra, NDLR]. » Au tour de Brad Pitt, présent dans Killing Them Softly  : « Le film en question : la mort en douce, histoire de gangsters, sortie octobre prochain. » La critique est rude.

Idem sur France 2, au journal de Julian Bugier, qui retient « la montée des marches de l’équipe du film de Jacques Audiard, le réalisateur aux côtés de Marion Cotillard. La comédienne a d’ailleurs fait sensation sur le tapis rouge. Elle est à l’affiche de son dernier film, De rouille et d’os, le film est sorti en salle aujourd’hui. Selon les premiers chiffres, c’est déjà un énorme succès. » Foin de critique.

C’est le paradoxe : Cannes est un festival de cinéma, le plus important au monde, où l’on ne parle pas de cinéma.

« Le Grand Journal » de Canal + est un autre exemple du détournement de la critique par le divertissement, des à-côtés, voire des bas-côtés d’un film. À propos du Grand Soir, de Benoît Delépine et Gustave Kerven, Ariane Massenet relève les facéties de Kervern levant un doigt d’honneur lors d’une séance photo. Rien sur l’univers étrange et tourmenté, caustique et sombre qui anime les deux réalisateurs. Rien sur leurs choix esthétiques.

Sur Vous n’avez encore rien vu, Laurent Weill observe « une mise en abyme de l’œuvre d’Alain Resnais, et je n’irai pas plus loin car ce long-métrage est compliqué à résumer ». Mieux vaut alors pour le journaliste demander à Pierre Arditi le nombre de films tournés avec le cinéaste. Le téléspectateur ne saura rien de cette fameuse mise en abyme, du cinéma de Resnais, qui va de Nuit et brouillard à Mon oncle d’Amérique…

Un soir suivant, quand Isabelle Huppert est invitée doublement, pour In another Country, de Hong Sang-soo et Amour, de Michael Haneke, Élise Chassin lui demande : « Vous avez dit oui à Hong Sang-soo, alors qu’il ne vous a pas présenté le scénario. Comment cela se passe-t-il dans ces cas-là, est-ce qu’on ose lui poser des questions ? » Question cruciale. Frédéric Beigbeder est à la hauteur et lui demande si elle va se rendre à la soirée organisée par David Guetta. Il n’y a guère que l’actrice pour parler du cinéma de Sang-soo, « poétique, très burlesque, très drôle aussi, un peu mélancolique… ».

Parallèlement, les stars montent les marches. On interrompt les brefs entretiens pour un défilé de paillettes. On ne demande pas à la chanteuse Kylie Minogue comment elle a entrepris son rôle pour Holy Motors, de Leos Carax, mais « comment elle est arrivée dans cette aventure ». À Denis Lavant, son partenaire : « Avez-vous eu peur de retravailler avec Carax ? » Avant de glisser sur une scène de nudité avec Eva Mendes. Quand Nicole Kidman vient présenter The Paperboy, de Lee Daniels, on lui rappelle une scène proche de Basic Instinct…

Jamais une analyse du film, sinon un simple récit linéaire rapporté. Le pitch, qu’on appelle ça. Jamais un regard sur la manière dont l’œuvre se déploie, sur la manière d’envisager le monde à travers l’image, sur ce qui peut être, parfois, non pas le réel, mais une hallucination du réel. Les films et la réflexion sur les films n’ont pas ici leur place. Très secondaire, tout ça. Il s’agit de vendre. Cannes est d’abord un marché du film. En termes de promo, la télé s’y connaît.

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