« Forcer le rêve dans la réalité »

Correspondance de Céline avec un universitaire juif américain. Archéologie d’un processus créatif.

Jean-Claude Renard  • 3 mai 2012 abonné·es

Ah, tiens… On remet Céline en route. Une correspondance de plus. Voilà trois ans presque, l’écrivain avait droit à un épais recueil de quelque 1 800 missives en « Pléiade ». Ce nouvel opus en contient près d’une centaine, rédigées entre mars 1947 et octobre 1949, par un obsessionnel de l’échange épistolaire.
Publiées en 1969, dans les Cahiers de l’Herne, ces lettres étaient éparpillées, quasi inaccessibles. Elles n’étaient pas destinées à n’importe qui : Milton Hindus est un jeune universitaire américain, juif, enseignant à Chicago, pâmé devant les textes, devant même les pamphlets, au nom du génie littéraire, supérieur à l’antisémitisme. Outre-Atlantique, au lendemain de la guerre, il œuvre pour une réhabilitation de l’écrivain.

Le premier échange date de mars 1947. Céline sort à peine de son cul-de-basse-fosse danois, où il a été entaulé durant dix-sept mois. Libéré sur parole, il reste en exil, dans une chaumière au confort spartiate, à Korsør, sur les bords de la Baltique.

Si l’écrivain sait combien l’universitaire a déjà beaucoup fait pour sa cause, à travers différents articles, les prémices de cette correspondance avec un presque inconnu étonnent par un ton de confiance et de reconnaissance, « dépourvu de remarques un peu vives ou amères, ou de ces mouvements d’humeur » habituels chez Céline, juge Jean-Paul Louis (1) dans sa préface.
À vrai dire, le pestiféré de Korsør, la gouape infecte de la Baltique, qui a échappé de peu au poteau parisien, a d’emblée saisi « le bénéfice qu’il pouvait espérer de cette nouvelle relation, un admirateur et défenseur américain, et, de plus, juif », poursuit Jean-Paul Louis.

Passé les premières amicalités, cette correspondance rend compte de la prolixité avec laquelle La Ferdine explique son travail de terrassier. « Je ne crée rien à vrai dire – Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise – Tout existe déjà c’est mon impression. […] On sculpte, il faut seulement nettoyer, déblayer autour – faire venir au jour crû – c’est une question de force – forcer le rêve dans la réalité – une question ménagère. »
Céline se fait alors « ouvrier dans les ondes ». Modeste, humble. Tout le contraire de ce qu’il affiche devant un éditeur. Un ouvrier souffrant sur la machine : « Je saurais s’il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan. Seulement il faut le temps de tailler la flûte et la force pour souffler… »
Conscient de fouiller le processus créatif, Hindus va creuser le sillon, insister sur l’ouvrage cent fois remis sur le métier. Quoi, comment ? Et Céline de répondre en minutieux. « Encore est-ce un truc pour faire passer le langage parlé en écrit. C’est ­l’impressionnisme en somme. […] Cela s’obtient par une transposition de chaque mot qui n’est jamais tout à fait celui qu’on attend… » Il s’agit de « tordre la langue en tout rythme, cadence, mots ».

D’un commentaire à l’autre, fourmillant dans cette correspondance, il n’existe pas de meilleur regard sur la langue célinienne que celui-ci, sinon dans ce qui paraît, plus tard, en 1954, dans les Entretiens avec le Professeur Y, vrai faux auto-entretien de Céline sur son style.

La rencontre entre les deux hommes, au Danemark, en 1948, clôt la correspondance. Fini de lyriser sur le fenouil. C’est l’incompatibilité d’humeur. Une incompréhension mutuelle. Pour Hindus, Céline devient « un monstre ». L’universitaire s’est voulu Icare. Aux ailes brûlées. Reste une correspondance touchant au sublime.

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