L’autre maison de poupées

Zimmermann et de Perrot, fameux duo de metteurs en scène suisses, construisent une vision burlesque de notre quotidien.

Anaïs Heluin  • 3 mai 2012 abonné·es

Des cadres en bois de toutes formes. Les uns suggèrent des encadrements de portes donnant sur le néant, les autres de petits tunnels vers l’ailleurs, vers l’inconnu. Pas étonnant de la part de Martin Zimmermann et Dimitri de Perrot, qui, dans Chouf Ouchouf, leur précédente pièce, s’étaient déjà révélés friands de décors dont seuls les artistes révèlent les multiples potentiels. Des panneaux coulissants manipulés par les membres du Groupe acrobatique de Tanger y dessinaient les contours d’une cité arabe, d’une médina haute en couleurs. Même principe pour Hans Was Heiri, d’un univers tout autre.

Grâce à des personnages très typés, souvent proches de la caricature, naît le tableau du quotidien d’une ville occidentale. Du sans-domicile-fixe affublé d’un short à carreaux à la bimbo haut perchée sur ses talons aiguilles, en passant par le baba cool aux vêtements trop larges, tous traversent les cadres de bois, quitte à se contorsionner. Une métaphore de la quête initiatique de l’homme contemporain, bien sûr. Où se placer dans une société rigide, faite de rôles très précis, de cases impeccablement tracées ? Sans aucune parole, par la seule grâce des corps, c’est la question que posent Zimmermann et de Perrot, ainsi que leurs six interprètes.

Les uns prodiges du mime et acrobates hors pair, les autres danseurs à l’étoffe de comédiens : tous déclinent leur fantaisie burlesque sous la houlette d’un maître de cérémonie dégingandé aussi ­grotesque qu’eux, à la queue-de-pie minuscule et au torse nu, incarné par Martin Zimmermann. Sans ordre ni motif apparent. Chacun joue sa petite tragicomédie personnelle, avec la technique circassienne qui le caractérise. Des scènes collectives, courses-poursuites truculentes et autres tentatives peu fructueuses de communication, confèrent rythme et intensité à la peinture vivante qui prend forme.

Une peinture aux allures de bande dessinée, assombrie par des accents tragiques. Car les figures stéréo­typiques qui la composent ne sont pas libres, pas même de leurs mouvements. Elles sont comme de petites poupées assignées à leur maison par une force qui les dépasse. Non pas celle d’un bambin démiurge ni celle d’un metteur en scène assoiffé de pouvoir, mais celle d’un décor animé d’une volonté propre. Sur le mur du fond, bien visible derrière la scène jonchée d’ossatures en bois, est accrochée une boîte carrée de huit mètres de hauteur. À l’intérieur : quatre compartiments meublés, où les personnages tentent de vaquer à leurs activités. En vain, car le gîte à poupées se révèle roue infernale. À peine les personnages s’installent-ils dans les cases domestiques que la maison perchée se met à tourner sur elle-même. Pour ­déstabiliser ses occupants, pour leur rappeler la précarité de leur existence ?

L’impressionnant mécanisme se fait alors moteur de l’onirisme du spectacle : afin de résister à la rotation, des tactiques compliquées sont mises en place par les six excentriques. Certains suivent le mouvement de leur cage tels des hamsters, d’autres restent aimantés par les pieds au plafond. Synchronisée mais hétérogène, la chorégraphie formée par ces gestes d’adaptation fascine.
Grâce à la richesse et à la diversité de leurs registres d’expression, les interprètes parviennent à dire l’existence dans toutes ses tonalités, souvent inextricables. Pas d’épisodes plus drôles que d’autres, ni de véritables sommets de tristesse. Chaque mesure de la partition de Hans Was Heiri est tissée de notes graves et d’autres légères. Comme la vie de tout un chacun, dérisoire et héroïque, héroïque parce que dérisoire.

La musique tonitruante jouée par Dimitri de Perrot durant toute la pièce semble accentuer ce mariage des contraires. Sa puissance fait ressortir la faiblesse des hommes qui se démènent sur le plateau, et leur similitude malgré des efforts acharnés d’originalité. C’est d’ailleurs ce que signifie le titre du spectacle, que l’on peut traduire par l’expression « bonnet blanc et blanc bonnet ». En somme, les Suisses nous offrent un bel éloge de la banalité.

Culture
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