Tant d’incertitudes en Tunisie

Le nouveau régime doit relancer une économie sinistrée et trouver un consensus sur la question laïque. Deux immenses défis.

Jacques Duplessy  • 28 juin 2012 abonné·es

« Nous partageons tous le rêve d’une Tunisie démocratique, c’est ce qui nous permettra de relever les défis malgré nos divergences politiques », affirme la vice-présidente de l’Assemblée nationale, Mehrezia Labidi, membre d’Ennahda, le parti islamiste modéré vainqueur des élections. Un an après la chute du président Ben Ali, l’incertitude règne dans le pays. La plupart des Tunisiens déplorent que « rien n’ait réellement changé » et que leurs conditions de vie soient toujours aussi difficiles. Ils reconnaissent quand même un acquis de taille : la liberté d’expression. Le Président Moncef Marzouki, laïc classé à gauche, évoque pour sa part « un tsunami de problèmes » et demande « du temps ». D’ici à juin 2013 doivent se tenir des élections législatives. Mais, pour cela, la nouvelle Constitution devra avoir été adoptée, ainsi que la loi électorale, avec la délicate question d’une dose de proportionnelle pour les législatives. Ennahda jure qu’il respectera la date butoir.

Au total, 338 Tunisiens ont été tués et plus de ** 2 000 blessés lors de l’insurrection qui a conduit à la chute de Ben Ali, condamné, avec sa femme, par contumace, à vingt ans de prison. En octobre 2011, le parti islamiste modéré a triomphé, remportant 37,4 % des voix et 89 sièges (41,5 % des sièges) de l’Assemblée constituante. Son secrétaire général, Hamadi Jebali, est devenu Premier ministre. Rached Ghannouchi, le leader historique, continue de diriger le parti. Les défis à relever sont immenses, alors que députés et gens de la rue doutent des compétences du parti islamiste. Nombre de ministres n’ont pour toute expérience de gouvernement que de nombreuses années passées dans les geôles de Ben Ali… « On parlait du miracle économique tunisien, ironise Mehrezia Labidi, mais un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté ! Le pays est en chantier et la corruption gangrène la société. » Avec un taux de chômage officiel de plus de 16 % (750 000 chômeurs pour 11 millions d’habitants) et une croissance négative en 2011 (-1,8 %), la Banque centrale de Tunisie a mis en garde contre « les risques d’aggravation ». Les investisseurs étrangers hésitent en raison des incertitudes politiques, et la crise de la zone euro entraîne une baisse des exportations… Bonne nouvelle, les touristes ont commencé à revenir (en 2011, leur nombre avait chuté de près d’un tiers), mais les récentes émeutes avec les salafistes risquent de briser cet élan. Le gouvernement avait misé sur des investissements du Qatar pour relancer l’économie. « C’est un échec, selon le rédacteur en chef de Maghreb Magazine, Mohamed Salah Bettaïeb. Le Qatar nous prête de l’argent au double du taux d’intérêt normal. Il a investi deux milliards d’euros dans Total mais peu en Tunisie. » Les mouvements sociaux s’enchaînent dans le pays.

Les Tunisiens ont élu une Assemblée constituante le 23 octobre 2011, lors des premières élections libres. Le comité dirigeant d’Ennahda a finalement décidé, le 25 mars 2012, de ne pas imposer dans la nouvelle Constitution une référence à la charia comme source unique de la législation tunisienne et de garder tel quel l’article 1 du texte de 1959 : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain : l’islam est sa religion, sa langue l’arabe et son régime la République. » Rached Ghannouchi justifie ainsi cette position : « Nous ne voulons pas ajouter d’éléments qui divisent la société. Si les Tunisiens sont tous d’accord sur la place de l’islam dans l’État, cela suffit. » La nouvelle Constitution pourrait contenir d’autres bonnes surprises. Nombre de députés, dont certains d’Ennahda, militent pour y inscrire la parité hommes/femmes en politique.

Sauvegarder les acquis de la révolution n’est pas simple. Dans les faits, le tableau est contrasté. Beaucoup de membres de la société civile accusent Ennahda de reproduire le système Ben Ali, en nommant par exemple les six responsables des médias publics. Mais, dans le même temps, El Maghreb, journal dirigé par des opposants de longue date à Ben Ali, est bel et bien devenu, en quelques mois, le premier quotidien du pays. Autre source d’inquiétude : une marche pacifique commémorant les martyrs des manifestations de 1938 a été violemment réprimée à Tunis le 9 avril. Des hommes politiques et des représentants de la société civile ont été particulièrement ciblés par des policiers et des hommes en civil accusés d’être des miliciens d’Ennahda. Une commission d’enquête a été ouverte. Jugé pour «   atteinte au sacré   » après la diffusion l’an dernier du film franco-iranien Persepolis, le directeur de la chaîne Nessma, Nabil Karoui, a été condamné par un tribunal tunisien à une amende de 2 400 dinars (1 200 euros environ) « pour la diffusion d’un film troublant l’ordre public et portant atteinte aux bonnes mœurs ». Deux Tunisiens ont été condamnés fin mars à sept ans de prison pour avoir publié des caricatures du prophète sur Facebook. L’un d’eux a fui le pays.

Depuis la révolution, les salafistes font parler d’eux : manifestation pour demander l’inscription de la charia dans la Constitution, attaque contre Nessma TV, occupation de la faculté des lettres de Tunis, attaque contre des artistes également dans la capitale. Et, surtout, émeutes des 11 et 12 juin contre « le Printemps des arts ». Près de 20 % des mosquées leur seraient acquises, selon le ministère de l’Intérieur. Si la plupart des salafistes sont pacifiques, une fraction prône la lutte armée. Un camion rempli d’armes en provenance de Libye a été saisi. Deux djihadistes ont été tués dans un échange de tirs avec l’armée. Une quinzaine d’autres ont été arrêtés. Le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, a déclaré qu’un affrontement avec les salafistes djihadistes était inéluctable. Toutefois, derrière un discours de fermeté, on constate que les autorités ne répliquent pas aux débordements salafistes. La police est étrangement absente du village de Sejnene, où les salafistes tentent de faire régner la loi islamique. Les policiers ont aussi laissé les salafistes s’en prendre aux artistes en leur donnant une autorisation de manifester au même moment qu’eux dans la principale avenue de Tunis. « Ennahda et les salafistes sont-ils complices ?, s’interroge Mohamed Habib Argem, député du parti de centre-gauche Ettakatol, membre de la troïka gouvernementale. Beaucoup le pensent, mais on manque de preuves concrètes. »

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