L’urbanisme sécuritaire

Stephen Graham analyse les rapports entre villes, technologies et infrastructures dans nos sociétés capitalistes tellement soucieuses du « danger ». Inquiétant.

Olivier Doubre  • 19 juillet 2012 abonné·es

Avez-vous vu, un jour, Demolition Man, film de science-fiction des plus hollywoodiens, sorti sur les écrans en 1993 avec Sylvester Stallone ? En 2032, la Terre est devenue une société pacifique, unifiée, sans État, où les hommes ont enfin compris que la paix (pour tous) et la prospérité (de quelques-uns) passent par l’établissement d’une société conservatrice, bien-pensante et ultra-sécuritaire, terriblement néolibérale. Le dernier meurtre a d’ailleurs été commis en 2010… Petit problème : les fantômes de l’ancien temps – le nôtre –, pétris de désir d’enrichissement ou d’oisiveté, de violence, d’hédonisme individualiste ou de consommation de drogues, ressurgissent de temps à autre. Les anciens délinquants les plus violents ont été condamnés à être congelés à perpétuité dans de l’azote liquide en guise de châtiment pénal ; d’autres, moins violents mais plus rebelles, ont fondé une société parallèle, dans une sorte d’immense squat souterrain, entre mouvement hippie et groupe néopunk, où se retrouvent toutes les contestations antiautoritaires, libertaires et collectivistes. Ces derniers multiplient les actions contre la société officielle, en surgissant par exemple des bas-fonds pour recouvrir ses murs impeccablement propres de graffitis révolutionnaires.

Mais cette société entièrement informatisée, protégée par d’innombrables systèmes de sécurité électroniques, a prévu toutes les réponses, disponibles en une fraction de seconde : des caméras détectent « l’attaque » et, à peine les « rebelles » ont-ils graffité un mur que des pistolets de peinture automatiques repeignent le mur en blanc… La société « idéale », quasi totalitaire, décrite dans ce film de Marco Brambilla, que combattent ces étranges révoltés contraints à vivre sous terre, semble évidemment lointaine. Et pourtant. Des idéologues conservateurs américains l’ont déjà décrite par le menu – et appelée de leurs vœux. En fait, une bonne part de celle-ci est déjà réalisée, ou en voie d’achèvement.

C’est ce que montre le livre, aussi impressionnant que terrifiant, du chercheur britannique Stephen Graham. Professeur de géographie urbaine à l’université de Newcastle (mais aussi à la New York University ou au prestigieux MIT), il analyse les rapports entre villes, technologies et infrastructures, en particulier depuis la fin de la guerre froide et l’avènement du capitalisme mondialisé. Son essai vient nous mettre en garde sur ce nouvel « urbanisme sécuritaire » en train de se constituer sous nos yeux, à notre insu. Pour illustrer sa démonstration qui fait froid dans le dos, Stephen Graham commence par présenter le dispositif « e-borders », lancé par le gouvernement britannique à l’automne 2007 et commandé au consortium privé Trusted Borders (dirigé par l’entreprise d’armement militaire Raytheon), qui vise « à développer des algorithmes informatiques complexes et des techniques d’extraction de données pour identifier les personnes et les comportements “illégaux” ou menaçants avant même qu’ils ne franchissent les limites territoriales du pays ».

Ce projet consiste ainsi à « pister toute personne qui passe les frontières du Royaume-Uni en allant fouiller dans des archives relatives à ses activités et fréquentations passées, afin d’identifier d’éventuelles menaces futures ». Pour Stephen Graham, ce type de projet « repose sur un rêve d’omniscience technologique ».

Si, de tout temps, les services chargés de la sécurité des populations ont misé sur le progrès technique pour parvenir à remplir leur mission, ils sont persuadés aujourd’hui d’avoir à conduire « une guerre contre-insurrectionnelle permanente automatisée et robotisée ». Or, la grande différence en matière de sécurité des nations et des États occidentaux, depuis la fin de la guerre froide, repose sur le fait que les guerres potentielles, en grande majorité, « se caractérisent par le fait qu’elles voient s’affronter des terroristes ou des insurgés non étatiques aux forces de sécurité, de l’armée et du renseignement, technologiquement suréquipées, des États-nations ». Ce que le nouveau langage sécuritaire nomme depuis quelques années par le vocable de «  guerre asymétrique » ou « irrégulière »

L’humanité vivant aujourd’hui principalement dans des espaces urbains, ces combattants, « sans uniforme et évoluant au sein de la population […], restent invisibles grâce à l’anonymat qu’offrent toutes les villes du monde ». Stephen Graham montre avec force exemples comment ce nouveau contexte entraîne une véritable « militarisation » des villes, avec des « systèmes d’ores et déjà en place dans les villes américaines ». Mais aussi, et surtout, combien cette évolution « implique la militarisation insidieuse de nombreuses questions politiques, des paysages urbains et des infrastructures de circulation, ainsi que des pans entiers de la culture populaire et urbaine ». Il insiste sur « la diffusion rampante dans tous les milieux sociaux de débats militarisés sur le thème de la “sécurité” ». Tout comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, la France n’échappe pas à cet engrenage pervers de « militarisation de la société civile, c’est-à-dire l’extension des notions militaires de pistage, d’identification et de repérage aux espaces et aux déplacements de la vie quotidienne ». La dernière campagne électorale présidentielle en aura été un exemple de plus.

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