Pierres qui roulent amassent la mousse

Jean-Michel Véry  • 26 juillet 2012 abonné·es

La Telecaster m’en tombe des mains. Il est là, devant moi, au guichet SNCF, se pavanant devant l’employée. Fier comme s’il venait de découvrir l’Amérique ou la machine à fabriquer des sucettes au vin rouge. Avec sa veste Armani, sa Rolex au poignet, ses chaussures Gianni Emporio, ses Police sur le nez. Exhibant, à qui veut bien la voir, sa carte de crédit Société générale siglée du logo stonien à la langue rouge et sensuelle. Les Stones sur une carte bleue ? Non, pas possible, « ils » n’ont pas fait ça ! No way, c’est un fake, un gag, un trompe-couillon. La guichetière, d’abord sceptique, insère la carte à puce dans sa « cash machine » et, au vu du débit validé, se ravise, presque amusée. C’est une vraie carte bancaire. Ma jeunesse, ma culture musicale, mes illusions, ma « rebellitude » s’effondrent. Me voilà livide et désormais schizophrène. Le plus grand groupe de rock du monde, pourfendeur en diable de l’ establishment, bête noire du conservatisme et des religions, du fisc, des gouvernants, des douanes, du FBI… s’acoquine avec l’institution bancaire dans un partenariat douloureux comme un coït entre Amy Winehouse et Frank Michael.

J’avais commencé à douter dès 2002, lorsque le sémillant Mick s’était vu anobli par la reine Elizabeth II pour « services rendus à la musique populaire ». Sir Jagger ? Et pourquoi pas un poste au FMI, tant qu’on y est ? Nous voilà loin du « Street Figthing Man » de 1968, soutien affiché aux événements parisiens du joli mois de mai. Loin aussi de « Gimme Shelter », dénonciation ouverte de la guerre du Vietnam. Quant à Keith, celui-là même qui composait « (I Can’t Get No) Satisfaction » en 1965, le voilà en 2011 dans Pirates des Caraïbes 4, une production Disney, aux côtés du séparé Johnny Depp. Sans le savoir, faute d’accord sur les royalties, on a peut-être échappé au Happy Meal des Glimmer Twins [^2] chez McDo ou à une nouvelle attraction à Disneyland Paris : le Stones Mountain ? Moi qui venais de terminer Life  [^3], la brillante et drôlissime autobiographie de « Riff Kichards », tout requinqué de concert par la lecture du sulfureux Dance With Devil  [^4] de Stanley Booth, parcourant la tournée mouvementée de 1969 aux États-Unis. Et voilà le quotidien la Croix qui titre le 11 juillet : « Les Stones soufflent leurs 50 bougies », relevant « une énergie subversive et des mélodies imparables », relayant le magazine Challenge, en 2011, avec un papier : « Exemplaires, ces Rolling Stones ! », tiré de The Economist et saluant leurs judicieux partenariats financiers (Volkswagen, Dior, Renault, Société générale…). Allant même jusqu’à comparer le duo Jagger-Richards à l’association Goldman & Sachs ! De quoi faire se retourner dans sa tombe le regretté Freddy Hausser. À en avaler son médiator, à s’immoler avec un Marshall au Stade de France, à en revendre sa Gibson Les Paul « collector » pour s’abonner à vie à Capital.

À mettre en perspective avec la presse anglaise du milieu des années 1960 et le célèbre « Laisseriez-vous sortir votre fille avec un Rolling Stone ? », à la une du Melody Maker. Voire la présentation du groupe par Dean Martin, en 1964, pour leur première apparition télé aux États-Unis : « Ce n’est pas qu’ils ont les cheveux longs, c’est juste le front qu’est trop bas. » Car, outre l’œuvre musicale que certains qualifient au final de primaire et d’autres d’unique et monumentale, c’est le rejet des institutions pour ces cinq malpropres et indigents troubadours qui participait à la légende, au mythe, à l’adhésion à certaines valeurs nomades, effrayant le monde des adultes, horrifiant les Églises et la bonne société bourgeoise. Valeurs dans lesquelles je me suis vautré, comme tant d’autres, au long de mon adolescence, justifiant avec jubilation mauvais résultats scolaires, frasques et délits, cynisme et ironie, dédain et révolte prépubère. J’étais comme eux et rien ne pouvait m’être reproché puisque j’allais changer le monde. J’avais le droit d’avoir de la sympathie pour le diable, de m’inspirer du Maître et Marguerite de Boulgakov, de consommer des filles et du brown sugar, tout ça, c’était only rock and roll. J’œuvrais pour « la cause ». Mais Time Is On My Side, pour moi comme pour eux. Les Stones ont perdu leur âme, déposant au bord de la Route 66 ma jeunesse dépravée. Mick le gestionnaire a pris le manche sur Keith le visionnaire.

Point de rancœur, juste un goût amer, un parfum de nostalgie, une envie d’activer la machine à remonter le temps vers ces années où tout semblait possible, la force du collectif underground, l’espoir d’un avenir différent où hypocrisie bourgeoise et conformisme allaient forcément être abolis, avec des artistes comme ceux-là en tête de pont. Signe des temps, une banque a pris la place du célèbre Marquee Club au 165, Oxford Street, où le tout nouveau groupe formé de Brian Jones, Mick Jagger, Keith Richards et trois autres musiciens fit ses premiers pas sur scène le 12 juillet 1962. « Like a Rolling Stone », marmonnait Robert Zimmerman en 1965. Aujourd’hui, on murmurerait plutôt « The Times, They Are A Changing ».

[^2]: Les « Jumeaux étincelants », surnom utilisé par le duo Jagger-Richards pour cosigner certains de leurs titres.

[^3]: Life, Keith Richards, aux éditions Robert Laffont, octobre 2010.

[^4]: Dance With Devil , Stanley Booth, Flammarion, avril 2012.

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