Sport : Sur le terrain de la démocratie

Dans les Rebelles du foot , Éric Cantona raconte cinq joueurs ayant mis leur notoriété au service de leurs convictions.

Jean-Claude Renard  • 12 juillet 2012 abonné·es

Septembre 1973. Le coup d’État du général Pinochet renverse la démocratie d’Allende. Peu après, 12 000 personnes sont parquées dans le stade national de Santiago. L’enceinte sportive se meut en camp de concentration. Quelques mois plus tard, le 21 novembre 1973, la Fifa maintient un match qui doit être disputé sur le stade entre le Chili et l’Union soviétique. Celle-ci déclare forfait. Le match se joue à onze joueurs contre… personne. Situation ridicule et absurde, qui voit l’équipe chilienne emmener le ballon jusque derrière la ligne de but adverse vide et l’arbitre valider le but. Cette incongruité vaudra au moins la libération de quelques prisonniers politiques.

International depuis 1969, Carlos Caszely est l’attaquant vedette de la sélection nationale chilienne. Il joue en Espagne, à Levante. Sélectionné pour la Coupe du monde de 1974, présenté avec l’équipe nationale à Pinochet, il refuse ouvertement de lui serrer la main. Mais le joueur, évoluant en Espagne, meilleur buteur de la sélection, adulé par le public, est « intouchable ». Le régime de Pinochet fera payer à sa mère ses positions politiques : elle est arrêtée et torturée. En 1989, Carlos Caszely sera l’un des porte-parole chiliens à voter « non » au plébiscite sur le maintien au pouvoir du dictateur.

Rachid Mekloufi est un autre cas piqué de rébellion. Né à Sétif en 1936, il a 9 ans quand se produisent les massacres de 1945. Joueur talentueux, il est repéré par Saint-Étienne et débarque dans le Forez en 1954. En 1957, il joue son premier match sous les couleurs de la France. L’année suivante, quelques semaines avant la Coupe du monde organisée en Suède, il quitte clandestinement l’Hexagone pour rejoindre l’équipe du FLN à Tunis. Il n’abandonne pas seulement Saint-Étienne et les Bleus, mais aussi le Bataillon de Joinville, où il accomplit son service militaire : c’est un déserteur. L’équipe du FLN projette la révolution algérienne en pleine lumière, « avec un retentissement international, se souvient Mekloufi. *Ce n’étaient plus des terroristes, mais des patriotes. Avec la censure, il était extrêmement difficile de combattre la version des événements que le gouvernement français souhaitait en donner, même à l’extérieur ».

Les Rebelles du foot* retrace ainsi l’histoire de cinq grands joueurs qui ont mis en avant leurs convictions, au risque de compromettre leurs intérêts financiers. Une histoire relatée par Éric Cantona (footeux retors ayant fait la gloire de Manchester dans les années 1990). Ainsi l’histoire de Didier Drogba, qui, en octobre 2005, lance un appel aux Ivoiriens pour la paix civile. L’équipe nationale se met à genoux pour réclamer le dépôt des armes et des élections. En 2007, pour présenter son Ballon d’or africain reçu l’année précédente, Drogba se rend à Bouaké, dans le fief des forces rebelles, toujours en quête de paix. Il est le symbole de la réconciliation de la Côte d’Ivoire, qui ne durera certes pas longtemps. Ainsi encore, l’histoire de Predrag Pasic, attaquant de Sarajevo, ex-joueur de l’équipe yougoslave, choisissant en 1992 de rester dans sa ville bombardée, renonçant à un contrat pour Stuggart pour y fonder une école de foot multiethnique. Ultime portrait, celui de Socrates, stratège brésilien, pilier de la Seleçao, figure de proue d’un mouvement défiant au début des années 1980 la dictature militaire au sein de son équipe des Corinthians de São Paulo, autogérée. Où chaque membre du club compte une voix pour constituer une « démocratie corinthiane ». Où Socrates se permet de fouler la pelouse avec une banderole marquée d’un « vaincre ou perdre, mais toujours avec la démocratie ».

De Caszely à Socrates, une remarque : autant de buteurs. La rébellion s’inscrirait-elle du côté de l’attaque ? En finisseur, on traque la démocratie en contournant les défenses avec créativité et obstination… Aux témoignages personnels (à l’exception de Socrates, mort en 2011), les réalisateurs ajoutent des images d’archives, avec leur lot de matchs et de buts. Très peu. C’est que les idées, les convictions, ont pris le pas sur le terrain. On pourra toujours reprocher à Cantona, seul dans un théâtre vide, fixant sévèrement la caméra, de surjouer, d’asséner lourdement son texte, quand il est meilleur en improvisant. Il s’agit de passer outre, de considérer son hommage à ces rebelles comme une admiration sans modération. Mais pleinement sincère à l’égard de ces joueurs qui ont valeur « d’orties » dans un paysage lissé.

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