Théâtre : Des précieuses pas si ridicules

Pour les Fêtes nocturnes de Grignan, le Québécois Denis Marleau tire les Femmes savantes vers les années 1950.

Anaïs Heluin  • 26 juillet 2012 abonné·es

Tenues légères, sautillements d’allégresse et lourdes valises portées par des valets : tout, dans l’entrée en scène des comédiens de la compagnie UBU dirigée par Denis Marleau, a un air de vacances. De bourgeoisie aussi, dont témoigne le raffinement des jupes gonflantes, des parures féminines et du négligé savant arboré par les hommes, grâce au superbe travail de la costumière Ginette Noiseux.

Ce travail permet de situer ces Femmes savantes dans les années 1950, sans que soient nécessaires des symboles trop explicites propres à cette époque bien différente du XVIIe siècle qui vit naître les œuvres de Molière. C’est donc tout en finesse que le metteur en scène québécois fait traverser les époques aux femmes éprises de savoir et de liberté dépeintes dans la fameuse comédie de mœurs. En faisant des personnages des villégiateurs, des estivants dans leur résidence secondaire, Denis Marleau inscrit la pièce dans le règne du temporaire, où l’on se pique d’érudition comme on adopte une nouvelle mode. Où le temps est suspendu pour laisser place au règne du transitoire, de tous les possibles. Dans cet espace-temps, Armande (Noémie Godin-Vigneau) et Henriette (Muriel Legrand), les deux filles de la famille de vacanciers, ont tout loisir d’entraîner leurs proches dans leurs méandres sentimentaux et dans leur fantaisie dix-septiémiste.

C’est bien l’apparence d’un jeu que produit le décalage entre le côté rétro des costumes et le français classique parfaitement maîtrisé par les dix comédiens québécois. Le port d’un joli maillot de bain aidant, la prise de parole d’Armande qui rompt le silence pour entamer la première scène a tout l’air d’un effet de style, d’une petite extravagance de jeune femme portée sur la littérature et sur l’art de la représentation. Une théâtralité qui, au fil des actes et des dialogues, sans s’estomper, devient aussi naturelle que la présence d’un masque dans une tragédie grecque. Grâce à la truculence du jeu, qui verse dans la caricature sans tomber dans le ridicule.

Types plus que personnages bien individualisés, les membres de la famille qui se déchire chez Denis Marleau réactivent à leur manière la question de l’éducation des femmes. Certes, leurs attitudes tournent en dérision les précieuses ridicules comme le faisait Molière, mais aussi l’arbitraire des rôles sociaux imposés à chacun. Ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. La présence de deux jongleurs dans le rôle de valets participe discrètement de ce parti pris. Les changements de décor donnent à ces circassiens l’occasion de petits numéros, sortes de pieds de nez à la comédie domestique qui se joue devant eux. Hommes et femmes, jeunes et vieux sont donc entraînés dans la même joyeuse raillerie. La mère Philaminte (Christiane Pasquier), sa sœur Bélise (Sylvie Léonard), sa fille Armande et leur maître à penser Trissotin (Carl Béchard) sont à peine plus chargés que les autres. Pourtant grandes amatrices de philosophie et désireuses de se placer au faîte de la vie intellectuelle de leur société, les trois femmes ne parviennent qu’à s’entourer d’un fragile vernis de culture mis à mal par le groupe antagoniste composé d’Henriette, de son père Chrysale (Henri Chassé) et du frère de celui-ci, Ariste (Bruno Marcil), critiques du pédantisme et partisans d’un mode de vie terre à terre.

L’objet du conflit : le mariage d’Henriette. Que le premier parti veut conclure avec le prétentieux Trissotin, et le second avec Clitandre, ancien prétendant d’Armande et à présent amoureux de sa sœur. Opposés par leurs jeux très différents, l’un maniéré, l’autre tout en bonhomie et en nonchalance, les deux groupes incarnent des positions tranchées qui parcourent les siècles sans s’arrêter. Et sans s’altérer. Le stéréotype de la femme au foyer continue d’être concurrencé par celui de la femme émancipée. Tout comme le monde de la culture ne cesse d’être méprisé par ceux qui s’en sentent exclus. Ce qui fait des Femmes savantes de Denis Marleau un parfait carrefour entre la cour du Roi-Soleil et les années 1950, en France ou au Québec. Les deux pays ont vu naître en même temps les prémices de la libération de la femme. Ces rencontres de cultures et d’époques offrent une richesse interprétative et assoient la réussite de cette mise en scène. Après son brillant passage à la Comédie-Française avec Agamemnon de Sénèque, Denis Marleau confirme sa capacité à s’approprier tous types de pièces, alors qu’il avait jusqu’ici privilégié des auteurs contemporains, comme ceux de l’OuLiPo.

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