Joyeux Nobel !

Denis Sieffert  • 18 octobre 2012 abonné·es

Depuis sa création, en 1905, le prix Nobel de la Paix chevauche deux traditions : celle de l’humanisme et des droits de l’homme, et celle de la realpolitik. Dans la première catégorie figurent par exemple Martin Luther King, Nelson Mandela et Aung San Suu Kyi ; dans la seconde, Theodore Roosevelt, ou bien pire, Henry Kissinger (qui n’était ni innocent du coup d’État de Pinochet, ni du napalm déversé sur le Vietnam), ou encore l’Égyptien Sadate et l’Israélien Begin.

Les Nobel célèbrent parfois des résistants héroïques à toutes sortes de dictatures ou d’injustices, et souvent des personnages qui finissent par faire un peu la paix après avoir beaucoup fait la guerre. En choisissant cette année de distinguer l’Union européenne, ils ont peut-être inventé une troisième lignée, celle des institutions technocratico-financières. Car l’histoire ne dit pas s’ils ont voulu, maladroitement, célébrer le rêve européen, et n’ont rien trouvé de mieux pour cela que d’inviter à Oslo l’excellent Herman Achille Van Rompuy (à moins que ce soit José Manuel Barroso), ou s’ils ont souhaité donner un coup de pouce au néolibéralisme, voire aux politiques d’austérité qui ravagent une partie de l’Europe. En tout cas, le communiqué qui a accompagné leur décision ne nous donne pas vraiment la réponse à cette question. On y apprend que le comité a voulu distinguer « l’Union européenne et ses précurseurs [qui] contribuent depuis plus de six décennies à promouvoir la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits de l’homme ». Paix, réconciliation, démocratie   : voilà trois concepts qui mériteraient discussion. La tarte à la crème du discours en faveur d’une Europe libérale, c’est évidemment la paix. Il faudrait en effet nous convaincre que sans la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ou le désormais fameux Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), les blindés d’Angela Merkel fonceraient actuellement vers Paris, après avoir troué les Ardennes, et s’être joués de la ligne Hollande-Le Drian…

Non, la paix ne doit rien à l’Union européenne. Cet argument relève de la contrebande intellectuelle (comment faire passer le néolibéralisme sous un affichage pacifiste). L’Europe n’a d’ailleurs pas été très brillante quand l’ex-Yougoslavie a commencé à se déchirer, en 1991. Français et Allemands, les uns pro-serbes, les autres pro-croates, ont même plutôt soufflé sur les braises. Mais, aujourd’hui, la question de la guerre et de la paix se pose autrement. La guerre est férocement économique, et on ne peut pas dire que l’Union européenne nous en prémunisse. Dieu merci, ce n’est pas à coups de bombes et de canons que l’on accable les Grecs ou les Espagnols, ni les victimes chez nous des plans sociaux, mais à force de restrictions et d’humiliations. Il n’est pas sûr, hélas, qu’au bout du chemin, le résultat ne soit pas le même. La politique que promeut l’Union européenne, celle en tout cas à laquelle elle ne résiste pas, et dont elle est le relais, produit de nouvelles haines et attise de nouveaux nationalismes. Il n’est qu’à voir l’accueil qui a été réservé à Angela Merkel à Athènes, ou à lire ce qui se dit des Grecs en Allemagne, pour ne pas adhérer au discours béat des Nobel.

Il n’y a qu’à voir la percée des séparatistes flamands aux municipales en Belgique, écouter l’ultranationaliste hongrois Orban, ou observer la montée des extrêmes droites un peu partout sur le continent, pour apercevoir la mise en place d’un puzzle monstrueux. Les Nobel semblent avoir raisonné comme si les nationalismes qui finissent par engendrer les guerres surgissaient sans cause. Comme s’ils n’étaient pas le produit de frustrations économiques et sociales. Comme si la crise n’inventait pas des boucs émissaires et des racismes. Quant à la « réconciliation », on peine à croire qu’elle n’aurait pas eu lieu entre la France et l’Allemagne sans les bons auspices de Jean Monnet, que de Gaulle n’aurait pas prononcé son discours de Bonn, en 1962, et que Mitterrand et Kohl ne se seraient pas théâtralement donnés la main, un jour de septembre 1984, à Verdun. Mais le mot le plus problématique, celui dont l’énoncé a pu faire croire à une mauvaise farce, c’est évidemment « démocratie ». Tout, dans le processus de construction européenne, éloigne les peuples des leviers de décision. Les référendums qui ne sont pas convoqués, et ceux dont les résultats sont bafoués ; les transferts de souveraineté inavouables et les pouvoirs dévolus à des instances sans visage et presque sans noms. À ce sujet, on ne saurait trop conseiller aux Nobel de lire le dernier ouvrage de Susan George, paru tout juste une semaine avant l’annonce de leur choix. Son titre est édifiant : Cette fois, en finir avec la démocratie  [^2]. Enfin, on pointera un étrange paradoxe : cette célébration enthousiaste de l’Union européenne nous vient d’un pays qui a choisi, par référendum, de ne pas en être membre. Un peu comme si les Nobel avaient voulu adresser un reproche à leur propre peuple !

[^2]: Cette fois, en finir avec la démocratie : le rapport Lugano II , Susan George, Le Seuil.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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