L’emploi a bon dos

La fermeture de la centrale de Fessenheim, prévue pour 2016, relance le débat sur l’avenir des salariés de la filière.

Patrick Piro  • 18 octobre 2012 abonné·es

Satisfaction à la CGT : la centrale syndicale annonçait, le 9   octobre, plus de 80   000   militants dans la rue pour la défense de l’emploi, sa première mobilisation de l’ère Hollande. La branche « énergie », très présente, protestait, entre autres, contre la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim, confirmée par le Président pour fin   2016. Une décision « abrupte », critiquait mi-septembre le secrétaire général de la CGT, brandissant « le chiffre de chômage et de précarité record » et « les 6 millions de salariés en sous-emploi » que compte le pays.

Pour la CGT, très majoritaire dans le nucléaire et l’un de ses soutiens les plus sûrs, l’annonce est politique, « aussi infondée sur le plan technique que social, économique et environnemental ! ». Pour SUD   Énergie – bien que dépourvu de syndiqués à Fessenheim et « majoritairement contre le nucléaire », signale la porte-parole Anne Debrégeas –, la fermeture de la centrale semble aussi le résultat « d’un arrangement politique conduisant à occulter le débat. Cela est inacceptable [^2] ». Cependant, « la manière dont certains agitent l’épouvantail des suppressions d’emplois pour défendre telle ou telle filière énergétique […] est irresponsable et hypocrite et correspond à une vision irréaliste de la société où les types d’emplois seraient figés à jamais », dénonce très sèchement le syndicat. « Il est tout à fait extravagant de justifier le maintien d’une filière énergétique par la nécessité d’occuper les gens ! », commente Anne Debrégeas. Visées : la CGT et EDF. L’une défendrait le nucléaire pour sauver l’emploi, l’autre s’alarmerait de futurs licenciements pour protéger ses centrales. Le ministre du Travail, Michel Sapin, vante pourtant le « chantier considérable » que représentera le démantèlement de Fessenheim, ainsi que l’ampleur du marché qui se profile derrière, en France et ailleurs. « Mais que propose-t-on aux salariés actuels ? Ils ne glisseront pas de la production électrique à la déconstruction ! », s’élève Marie-Claire Cailletaud, de la CGT Énergie. Tout d’abord, parce qu’il n’y a pas d’urgence à démanteler une fois que l’on ferme un réacteur. » En effet, même s’il est souhaitable de démanteler sans tarder, afin de réduire les risques et de réhabiliter rapidement les sites (des centaines d’hectares), EDF reporte en fin de chantier le désossage des éléments les plus irradiés pour faciliter les opérations et réduire leur coût. Engagé en 1999, le démantèlement du réacteur ardennais de Chooz A (arrêté en 1991) pourrait se prolonger jusqu’en 2025. Ensuite, « à part pour la surveillance des sites, les travaux de démantèlement sont très différents des tâches d’exploitation, justifie Mathieu Baratier, au service communication d’EDF. Et le nombre d’emplois créés sera cinq à dix fois moindre. Le chantier de Chooz A emploie une centaine de personnes, celui de Brennilis occupe moins de 120 salariés ». Sur ce dernier site, situé dans le Finistère, les militants du réseau Sortir du nucléaire contestent la calculette d’EDF : peu avant son arrêt (en 1985), la centrale aurait employé en moyenne annuelle près de 200   personnes.

L’électricien historique est familier des chiffrages pro domo. Il y a un an, alors que les pronucléaires orchestraient un psychodrame autour des négociations PS-EELV, Henri Proglio, PDG d’EDF, prétendait qu’un accord sur une sortie du nucléaire menaçait un million d’emplois… Même Anne Lauvergeon, ex-patronne d’Areva, le constructeur de centrales, avait ironisé ( « Il a fumé la moquette ! » ) : une étude « indépendante » commanditée par ses services après Fukushima, et destinée à rassurer la filière, livrait le chiffre déjà forcé de 410 000   salariés, incluant notamment des emplois « induits »   [^3]. Proglio, lui, ajoutait 500   000   emplois à perdre dans les entreprises « très gourmandes en énergie […] qui risqueraient de partir à l’étranger » et même 100 000   futurs postes rayés par le retrait de la France sur le marché mondial du nucléaire ! Au rayon manipulation des chiffres, la palme revient cependant à l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden), dont les trente-sept   membres consomment plus de 70   % de l’énergie industrielle en France. Elle brandissait l’an dernier « près de deux millions d’emplois menacés ou fragilisés par la sortie du nucléaire » … Devant ces émois sur l’emploi, SUD Énergie ne manque pas d’épingler la contradiction chez EDF, « en sous-effectif pendant des années au nom de la réduction des coûts, et pratiquant massivement les dépassements d’horaires, une pratique systématique qui nous a conduits à saisir l’Autorité de sûreté nucléaire en raison des risques qu’elle induit, indique Anne Debrégeas. Et le recours institutionnalisé à la sous-traitance n’incline pas à croire qu’EDF manifeste une préoccupation sincère pour l’emploi ».

Le syndicat relève par ailleurs « l’indifférence générale » dans laquelle ferment aujourd’hui les vieilles centrales thermiques à fioul ou au charbon, condamnées pour leurs émissions de CO2. « La situation diffère notablement par rapport au nucléaire, rétorque Mathieu Baratier. La construction de nouvelles turbines à gaz  [^4] et la modernisation de certaines centrales thermiques devraient permettre le reclassement des personnels touchés. » SUD Énergie conteste cette présentation équilibrée. « À puissance égale, les turbines à gaz emploient moins de personnels. Et puis elles n’ouvriront pas toutes chez EDF, la concurrence est aussi sur les rangs », précise Anne Debrégeas. La CGT alimente aussi la contradiction avec ses calculs : plus de 1 100   emplois directs seraient supprimés par la fermeture de centrales thermiques, pour moitié chez EDF et la Société nationale d’électricité et de thermique (Snet, sous contrôle de l’énergéticien allemand E.On depuis 2010), « et sans projet de renouvellement en compensation », affirme le syndicat.

[^2]: Communiqué du 24 septembre.

[^3]: Exemple : une boutique ouvrant dans une commune où se construit une centrale, mais qui se serait installée de même s’il s’agissait d’une fabrique d’éoliennes.

[^4]: Moins émettrices que les vieilles centrales thermiques.

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