La deuxième révolution

Les manifestants cherchent une troisième voie entre les Frères et les anciens notables. Correspondance au Caire de Marie-Lys Lubrano.

Marie-Lys Lubrano  • 13 décembre 2012 abonné·es

Assise au bord du trottoir, face au palais présidentiel, Asmaa soupire : «   Au fond, rien n’a changé depuis deux   ans, on se bat encore contre un tyran, on se fait encore tirer dessus.   » Le corps tassé par la fatigue et la tension, la jeune femme est plongée dans ses pensées. C’est à peine si elle semble noter la présence des vingt soldats qui passent pourtant sous son nez, leurs bottes claquant sur l’asphalte.

Au pas de charge, la petite troupe traverse la place, frôlant un groupe de jeunes femmes voilées qui crient des slogans appelant Morsi à la démission, sans même jeter un coup d’œil à la centaine de manifestants éparpillés autour des tentes montées devant la mosquée Omar Ibn Abdel Aziz. Quand le bruit des talons s’éloigne et que les femmes se taisent un moment, d’autres bribes de voix, plus lointaines, parviennent sur la place : c’est l’écho de la manifestation des Frères musulmans. Entre les deux camps, un mur de béton de six mètres de haut et quatre de large, érigé dans la nuit par l’armée et gardé par des tanks, interdit toute rencontre. Mais, autour d’Asmaa, la rue porte encore les stigmates des scènes de guerre civile qui ont enflammé la capitale égyptienne dans la nuit du 4 au 5 décembre, lorsque les Frères et leurs alliés salafistes ont attaqué les manifestants qui encerclaient la présidence : bitume arraché, traces de cocktails molotov…

Désormais, chaque rue qui mène au palais est barrée d’un check-point : des soldats filtrent le passage, veillant à ce que les pro et les anti-Morsi ne s’affrontent pas, ne se rencontrent pas, ne se voient même pas. En ce dimanche soir, quadrillé par les policiers et surveillé par l’armée, Héliopolis n’a plus rien de la banlieue cossue du Caire. Avec son mur dressé au milieu de la rue, coupant les rails du tramway, le quartier ressemble désormais au Berlin d’avant 1989. À ceci près qu’en Égypte, aujourd’hui, il n’y a pas deux camps, mais trois : les révolutionnaires, les Frères et les felouls, anciens cadres et notables de l’ère Moubarak. C’est d’ailleurs pour ça qu’Asmaa Yassine, 33 ans, assistante dans une maison d’édition, et Laila Hanish, 24 ans, étudiante en sciences politiques à l’université du Caire, ont marché vers la présidence, mardi dernier, avec des dizaines de milliers d’autres personnes. «   On ne pouvait plus rester place Tahrir, assurent-elles, ça devenait dangereux. Ce n’était pas comme l’année dernière   *; il n’y avait pas que des révolutionnaires. »* Les deux femmes jurent que la place est infestée de policiers déguisés en marchands ambulants, et que la dizaine d’agressions sexuelles rapportées par des manifestantes, rue Mohamed-Mahmoud, n’est pas le fait des Frères musulmans, mais des felouls. Le bruit court en effet que ces anciens partisans de Moubarak, essayant de tirer parti de la colère de la rue contre le Président, font monter la pression en s’attaquant aux femmes, dans l’espoir de provoquer un scandale tel que Morsi n’aurait pas d’autre choix que de démissionner. Moustapha, un autre manifestant, en master de droit, assure avoir entendu un businessman parler au téléphone avec un homme qu’il payait pour affréter plusieurs bus d’Alexandrie et venir gonfler ainsi les rangs des manifestants.

« Leurs sales méthodes vont avec leurs objectifs, estime Nagy, 25 ans, membre de l’Alliance nationale populaire socialiste. Ce ne sont pas des révolutionnaires, mais des opportunistes. Il fallait nous séparer d’eux et quitter Tahrir. » Sous les murs du palais présidentiel, pourtant, il n’y avait pas que des révolutionnaires non plus, mardi dernier. Il y avait aussi l’ upper class du Caire, qui s’inquiète pour ses libertés, généreusement accordées par l’ancien régime comme autant de privilèges, auxquelles l’armée n’a jamais touché, mais que les Frères musulmans, leur morale religieuse et leur constitution menacent aujourd’hui : «   La liberté de faire la fête dans les bars à vin hors de prix qui ferment à deux   heures du matin, la liberté d’envoyer leurs enfants dans des écoles privées américaines ou françaises, où on leur inculquera le culte du dollar et de la réussite plutôt que celui d’Allah   », ironise Elshaima Ahmed, 32 ans, professeur à la fac de stomatologie et militante socialiste.

D’ailleurs, ça a bien fait rire Asmaa et Laila de voir débarquer mardi la faune de ce quartier chic : «   Des femmes en talons venues avec leurs chihuahuas et des types en costard cravate. » Tout ce petit monde est vite rentré chez soi quand les lacrymos et les pierres ont commencé à pleuvoir et que des camarades des deux filles sont tombées sous les balles des vieilles carabines que les Frères avaient ressorties. Les deux femmes ne se font aucune illusion sur ces riches manifestants, plus libéraux qu’épris de libertés. «   Je ne leur interdis pas de manifester   *: contre la Constitution des islamistes, on a besoin de toute l’aide possible,* concède Asmaa, mais on a appris de nos erreurs et on ne se laissera plus déborder par nos “alliés”. S’ils veulent manifester, ce sera derrière nous, pas à côté.   »

En ce début de soirée, dimanche, il ne reste donc devant le palais qu’une poignée d’irréductibles, pour la plupart des militants de gauche comme Elshaima. Mais Asmaa doit partir, elle a une réunion. À quelques kilomètres de là, en effet, près de la place Talaat-Harb, dans le centre-ville, une poignée de jeunes gens, membres de la coalition pour la Justice et la Liberté, tentent de trouver une troisième voie politique, entre les Frères et les felouls. Membres des organisations de jeunesse du Front national du salut, ils ont quitté cette coalition emmenée par Mohamed el Baradei, excédés de voir celui-ci tendre la main vers sa droite, aux politiciens qui ont collaboré avec Moubarak – comme Amr Moussa – ou aux libéraux, plutôt que vers sa gauche. Dans leur local défraîchi, les discussions vont bon train. «   On ne peut pas s’allier avec les bourgeois laïcards du Front, s’emporte l’un d’eux, ils s’opposent à Morsi par islamophobie et parce qu’ils veulent conserver leurs privilèges. » «   C’est vrai, renchérit Ahmad Salahuddin, un professeur de 31 ans, ils détestent les Frères bien plus qu’ils n’aiment la révolution. »

Parmi ces jeunes qui étaient en première ligne devant la présidence, beaucoup ont voté Morsi au second tour de la présidentielle. «   Parce qu’on ne pouvait pas voter Shafik, s’énerve Elshaima, et puis les Frères ont une vraie légitimité. Dans les campagnes délaissées par l’ancien dictateur, ils sont les seuls à avoir accompli un travail d’aide sociale ces quarante dernières années. » Mais, au premier tour, ils ont voté Hamdeen Sabahi ou Abdel Fotouh. Finalement, une voix s’élève pour faire remarquer quelque chose : «   Les felouls qui manifestent avec nous n’ont que le mot “liberté” à la bouche. Ils oublient un peu vite que, sur Tahrir, l’année dernière, on réclamait trois choses : la liberté, c’est vrai, mais aussi le pain et la justice sociale. Peut-être qu’il serait temps de le leur rappeler, et on verra alors qui restera dans la rue.   »

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