L’air du temps

De la scène à la télévision en passant par le cinéma, les humoristes sont légion, partie prenante d’un marché en pleine expansion. Avec plus ou moins de bonheur.

Jean-Claude Renard  • 20 décembre 2012 abonné·es

Constance, à la Comédie de Paris. Charlotte des Georges, Caroline Vigneaux, au Palais des glaces. Chris Esquerre, Ben, le Connasse Comedy Club, ou encore Alex Lutz, Jérôme Daran, Bérengère Krief, au Grand Point Virgule. Christelle Chollet, au Théâtre de la Renaissance. Yacine Belattar, Aurélia Decker, Anne Bernex, à la Comédie des boulevards. Lamine Lezghad, Florent Peyre, Rachid Badouri, au théâtre Le Temple. Ali Bougheraba, Julie Galibert, Charlotte Gabris, au théâtre de Dix-Heures. Anne Roumanoff au théâtre du Palais-Royal. Constat implacable : seul sur scène ou en duo, le rire a pris possession des salles. À Paris comme en province, au gré de tournées abondantes. Certains se frottent à l’humour noir, d’autres usent du rire communautaire, de l’art de la vanne, bien souvent complaisante et ricanante, de l’anecdote puisée dans le quotidien, d’autres encore misent sur les relations hommes/femmes, comme une adaptation de l’autofiction littéraire. Les hommes dans le collimateur, quand il s’agit d’une femme sur scène, se livrant aux confidences de copines, dans un spectacle « girly ». Et inversement. Des spectacles qui attirent entre 100 et 400 personnes, parfois 700, chaque jour, selon la capacité des salles, d’une durée de 60 à 80 minutes, et dont le prix oscille le plus souvent entre 15 et 45 euros.

Tout ne vaut pas tout. Forcément, tout le monde ne peut se prévaloir du niveau d’un Desproges ou d’un Bedos, du sens de l’absurde de Sylvie Joly, du verbe en aquarelle de Raymond Devos. Tout le monde ne peut avoir l’humour au scalpel d’un Alévêque, posséder l’univers particulier d’Albert Dupontel ou du Comte de Bouderbala, la cosmogonie poétique d’un Jules-Édouard Moustic ou l’imaginaire d’un Fellag. Selon une expression chère à Pierre Desproges, on compte beaucoup de « petits rigolos ». La multiplication des affiches ne multiplie pas les talents. C’est ballot. Reste que la tendance est au rire. Forcé, facile, éphémère, bon public, souvent. Aujourd’hui, la capitale propose près de 600 spectacles quotidiennement (tous genres confondus). Voilà encore trois ou quatre ans, on était autour de 400. Attaché de presse de plusieurs humoristes, dont Sophia Aram, Stéphane Cohen observe qu’il n’y avait pas auparavant « autant de théâtres qui accumulent les spectacles. On comptait une représentation par adresse, à 20 h 30. Certains établissements ont installé un nouveau rythme, avec un spectacle à 19 heures, un autre à 20 h 30, un troisième à 21 h 30 ou à 22 heures ». C’est le cas au Grand Point Virgule, au théâtre de Dix-Heures ou à la Comédie des boulevards, au diapason d’une séance de cinéma. « On peut parler de nouvelle économie, estime Stéphane Cohen. Beaucoup de producteurs ont investi dans ce secteur. Plutôt que de louer une salle, pour y faire jouer plusieurs artistes, on préfère posséder son propre établissement, une ancienne salle de jeux ou de cinéma. »

Le Jamel Comedy Club de Jamel Debbouze en est un exemple. Le théâtre Le Temple, acquis par Jacques Dahan en 2003, anciennement le Cinéma République, en est un autre (accueillant d’ailleurs le premier Jamel Comedy Club), avec maintenant trois salles ouvertes au public pour six à dix spectacles au quotidien. De son côté, Jean-Marc Dumontet, producteur de spectacles à ses débuts, notamment de Nicolas Canteloup, est à la tête du Point Virgule et du Grand Point Virgule, du Théâtre Antoine (avec Laurent Ruquier), de Bobino et des Folies Bergères. Si le spectacle d’humour semble mieux marcher que le théâtre traditionnel, il est surtout d’une efficacité économique redoutable : « C’est un coût peu élevé, poursuit Stéphane Cohen, puisqu’il s’agit le plus souvent d’une seule personne sur scène, avec un tabouret et une bouteille d’eau. Ça change d’une pièce avec ses décors, ses comédiens, ses costumes, son metteur en scène, ses différents cachets. Le one man show, de fait, est beaucoup plus facile à monter. » De quoi expliquer la présence exponentielle d’humoristes.

« Au début des années 2000, se rappelle Fanny Jourdan, directrice du théâtre de Dix-Heures, appartenant à la maison de production Juste pour rire (cette “usine à rictus”, selon la formule du Comte de Bouderbala), ils étaient quatre ou cinq sur le devant de la scène. Probablement, la télévision et Internet ont changé la donne. Ce qui explique aussi peut-être que le public prend moins de risques. Il se déplace vers des artistes qu’il connaît, qu’il a vus ou entendus. S’il n’y a plus un seul ou deux leaders dans le rire, le public laisse peu de place à l’improvisation dans ses choix. » Un public « qui a l’âge des artistes », souligne Jacques Dahan, à la tête du théâtre Le Temple, un public qui a pris le parti, depuis quelques années, de ne pas « se prendre la tête », aime à s’identifier, se reconnaître dans la suite de sketches, sans bousculer son esprit.

Pour Stéphane Cohen, le déclic du triomphe de l’humoriste, plus que la présence de Valérie Lemercier dans les Visiteurs en 1993, remonterait au premier Astérix et Obélix, réalisé en 2002 par Alain Chabat, avec Jamel Debbouze. « Le film correspond à la première starification au cinéma d’un artiste du one man show. Le succès du film a fatalement donné des idées aux producteurs. » Après, en effet, se sont succédé Gad Elmaleh, avec Chouchou, extrait de son propre spectacle, ou Franck Dubosc, avec Camping, également tiré de son show. Ont encore suivi sur grand écran, et avec succès, Dany Boon, Kad Merad, jusqu’à Jean Dujardin et Omar Sy, tous humoristes au départ. Tous appelés par le cinéma. Et progressivement, parallèlement, installés à la télévision, qui sert de relais, sinon de promotion. Il y a dix ans, ils y étaient en invités. Aujourd’hui, ils collaborent aux émissions. Dès qu’un humoriste émerge, les producteurs tentent de lui décrocher une pastille télé, une chronique radio ou un programme court, à la manière de« Un gars, une fille » ou de « Samantha Oups ». Sacralisé, l’humoriste est devenu bankable.

Publié dans le dossier
La crise du rire
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