Les deux vies de la diva

Une vision nouvelle d’Yvette Guilbert par Nathalie Joly.

Gilles Costaz  • 20 décembre 2012 abonné·es

Yvette Guilbert incarne la chanson d’une époque folle qu’on appelle parfois belle : le temps des plaisirs de vivre stimulés par l’alcool. Toulouse-Lautrec a saisi la diva du caf’conç sous un angle étrange, comme une femme décharnée se cachant sous un maquillage appuyé. Tout en gardant en tête ses grands succès, Madame Arthur, Le Fiacre, il faut sans doute aller voir derrière ces images trompeuses. C’est ce à quoi s’attache Nathalie Joly depuis plusieurs années. Cette comédienne-chanteuse a découvert des choses surprenantes. Notamment que Sigmund Freud adorait Yvette Guilbert et avait échangé avec elle une correspondance fournie. Ces lettres, Nathalie Joly les a retrouvées à Londres et en a publié la traduction dans le CD réalisé à l’occasion de son premier spectacle sur la reine de la chanson fin de siècle, Je ne sais quoi.

Aujourd’hui, deuxième épisode. Le nouveau spectacle et le nouveau CD s’intitulent En v’là une drôle d’affaire, titre qui se réfère à une chanson cocasse. Mais l’entreprise de Nathalie Joly n’est pas seulement d’offrir un récital plaisant. C’est de relier un destin à l’histoire et d’ouvrir des archives oubliées. Après son premier récital, elle a reçu un appel d’une femme très âgée qui lui a confié un carton plein d’écrits inédits d’Yvette Guilbert. De son vivant, celle-ci avait publié un livre déjà substantiel, la Chanson de ma vie. Avec ces papiers jaunis, Nathalie Joly tenait un matériau encore plus riche. Elle pouvait donc donner un coup de projecteur qui n’aurait plus Freud dans son halo, mais l’art d’Yvette Guilbert, sa pensée sur la chanson et sa lutte contre les facilités du métier. Bien qu’aujourd’hui sa légende reflète l’humeur coquine d’une société avide de gaudriole, la créatrice du Fiacre était féministe, luttant pour l’amélioration de la condition de la femme. Tout en chantant, Nathalie Joly remet aux spectateurs le fac-similé d’un prospectus édité dans la décennie 1910, où Yvette Guilbert invite les jeunes filles de New York à ses cours gratuits de diction, de jeu, de chant et de pantomime…

Cependant, le spectacle se noue surtout autour des interrogations d’une chanteuse sur son art, et de ses combats contre les recettes des professionnels du genre. Elle parle de sa voix, mais tout autant de son œil. C’est « par son œil », dit-elle, qu’elle attrape son public. Elle parle aussi de l’échec et de la ténacité à lui opposer. « En vérité, je vous le dis, il ne faut jamais se décourager », confie-t-elle à l’intention des autres chanteurs, dans un texte où elle a cette phrase qu’on n’attendrait pas d’une amuseuse : « Sans les artistes, la nation se meurt. » Nathalie Joly a composé un moment étonnant. Elle est dans un beau falbala rougeoyant, puis tout à coup en costume japonais traditionnel. Eh oui, Yvette Gilbert aimait les japonaiseries pour chanter le répertoire traditionnel français ! La mise en scène de Jacques Verzier et la prestation allègre du pianiste Jean-Pierre Gesbert amplifient l’épaisseur théâtrale de ce voyage dans le temps, où l’interprète déploie une puissante voix de velours et un talent intense de comédienne.

Théâtre
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