Pas de couilles, pas d’embrouilles

Un regard critique sur le métier par des humoristes exigeants : Christophe Alévêque, le Comte de Bouderbala et Didier Porte.

Jean-Claude Renard  • 20 décembre 2012 abonné·es

Drôle de métier tout de même. Vouloir faire rire. Encore faut-il savoir s’y prendre, choisir une forme, peut-être une cible, endosser un statut parfois. Chroniqueur à la radio, et maintenant sur scène, Didier Porte ne voit pas ça comme un métier : « Profession humoriste, ça fait technicien du rire ; c’est presque contradictoire dans les termes ! Or, je ne suis valable quand je suis drôle que parce que, de temps en temps, je ne suis pas drôle ! En tout cas, je ne peux pas dissocier la fonction d’une composante polémique. Le côté chansonnier qui renvoie tout le monde dos à dos ne me convient pas. » De fait, dans le prolongement de ses chroniques en radio et sur les sites de Mediapart ou d’Arrêts sur images, Didier Porte politise la scène, en un caustique décryptage de l’actualité. Sur les planches depuis une vingtaine d’années, Christophe Alévêque n’est pas moins politisé, pas moins sarcastique. Mais, « vu l’humour que je pratique, je n’aimerais pas commencer aujourd’hui ». Dans le paysage humoristique, assurément, Alévêque est un être à part. Choisissant ainsi de boucler un spectacle en entonnant Bella Ciao, chant militant italien.

Dans ce même paysage et dans un autre style, plus sociétal et très cinglant, Samy Ameziane, né en 1979, Comte de Bouderbala sur scène, est sans doute le plus exigeant d’une génération abondante en artistes et protéiforme, l’un des rares aussi à écrire lui-même ses textes (ceci expliquant peut-être cela). « Autant de spectacles, autant de rires différents. Ou pas de rire !, observe-t-il. Au bout du compte, qu’est-ce qu’on retient ? C’est cela qui est important. » De fait, on observera que les sketches de Desproges, Devos, Bedos ou Coluche restent en mémoire, font toujours rire, sans souffrir des années. Seul signe qui vaille dans le registre. Et nos témoins d’évoquer d’emblée l’air du temps, sans concessions mais sans dépit non plus : « Aujourd’hui, nous sommes dans le consensus, le faux ou l’ersatz, estime Christophe Alévêque. C’est à l’image de l’époque : pas de prise de risque, et fausse provocation. Il faut être en surface, le faussement corrosif. On est dans le “Canada Dry” du rire. Pas de couilles, pas d’embrouilles ! » Pour Didier Porte, « la tendance lourde est au quotidien, à l’anecdote, à l’humour cathartique, dont “Bref” [le programme phare du “Grand Journal ”, de Canal   +, la saison dernière, NDLR] serait l’emblème. C’est très bien réalisé, mais réduit à une soirée de potes, à monter un meuble Ikea. Cela correspond à une époque dépolitisée ». Le Comte de Bouderbala partage le même sentiment : *« Il y a parfois de bonnes trouvailles, mais pas de bons sujets.

Le rire actuel s’arrête à la bonne blague, se contente d’un sujet aseptisé. La jeune génération manque de vision de la société. Elle a seulement une vision de sa propre vie. »* Ce n’est pas un hasard : « Depuis tant d’années, on nous dit qu’il n’y a qu’un seul système possible, souligne Christophe Alévêque. La nouvelle génération est née avec cette idée. C’est précisément cela qu’il faut remettre en question. C’est aussi la raison pour laquelle il ne faut pas hésiter à se remettre en cause soi-même. Car en se moquant des autres, on se moque de nous : si ce système est en place, c’est à cause de nous. On se moquait du politiquement correct, il y a trois ans, en disant que c’était fini. Or, il existe encore des sujets tabous. Remettre en cause le système économique n’est certes pas un tabou, mais c’est un sujet qui apparaît utopique, inutile. Il s’agit donc de tout remettre à plat, de travailler sur les idéologies, de flinguer le système en permanence. Pour cela, il faut des billes, ça ne s’improvise pas, il faut être informé. »

Dans cet esprit, « la liberté sur scène est immense », jubile le Comte de Bouderbala. « Tandis qu’à la télévision on ne peut dire que ce qu’on veut bien nous laisser dire, et seulement déconner sur la différence entre une laitue et une batavia. » La télévision, justement. Où s’amoncellent les humoristes, ou prétendus tels, matin et soir. « Ils sont si nombreux à remplir ma télé que ça me passe l’envie d’aller les voir sur scène, poursuit le Comte de Bouderbala. C’est comme un mec qui s’invite à dîner chez toi tous les soirs. À un moment, on lui dit : “Arrête et reste chez toi !” » D’autant que la place de l’humour dans une émission de télévision est significative : « Dès qu’on entre dans un sujet sérieux, observe encore le noble de Saint-Denis, on fait intervenir un sniper pour passer à autre chose. On vous interdit d’aller au fond ; c’est l’ infotainment. C’est un jeu pervers parce que les humoristes ont, de leur côté, besoin de ça pour remplir les salles, et parfois s’autocensurent. Ils sont là pour ridiculiser les gens sérieux et s’autopromotionner. C’est assez curieux de voir charrier un invité comme Benjamin Stora, par exemple, par quelqu’un qui n’a pas une once de sa culture ! »

Reste que le rire semble se bien porter. Avec des salles souvent pleines, un petit écran gavé, comme les ondes, et pléthore de représentants, ou de « VRP », du rire. L’humour ne connaît pas la crise. « Il a toujours possédé un rôle régulateur, de soupape, rappelle Didier Porte. N’oublions pas qu’on rigolait bien dans les années 1930 ! » Mais, « c’est comme l’info, reprend Christophe Alévêque. Trop d’info tue l’info. Trop de comiques tuent le rire. Cela dit, à la différence de l’économie, ça va s’autoréguler ! » Pour le Comte de Bouderbala, qui a fait ses classes dans le stand-up new-yorkais, « enfermés dans un système bien encadré, ce sont les plus vicieux ou les plus malins qui parviennent à s’en sortir. Ce sera la même chose en France. Le rire est en vogue, surtout pour les producteurs. Ceux-là qui transforment leur théâtre en usine à spectacles. Dès qu’un show est fini, ils dégagent les spectateurs et font entrer d’autres pigeons. Si le comédien n’est pas content, ils savent qu’il y en a d’autres qui attendent leur tour. Aujourd’hui, tout le monde veut être humoriste, chanteur ou sportif. La manne est inépuisable. Le rire pendant la crise, c’est un schéma économique très lucratif pour beaucoup. »

« Le business, reprend le Comte de Bouderbala,  est en effet une dimension du rire à ne pas négliger. Avec des producteurs qui vous pompent à 95 % et vous donnent des cacahuètes. Ils vous traitent comme Bruxelles traite certains pays “en voie de développement”. Ils les mettent sous tutelle, leur imposent des choses qu’ils ne peuvent refuser. Les artistes n’ont plus aucune marge de manœuvre, au point que les producteurs ne prennent aucun risque pour les sortir du lot, et ne se gênent pas pour négocier en sous-main avec des chaînes ou d’autres productions la vente de DVD et/ou de programmes télé. » Pour plaire et faire son trou, poursuivre son chemin, il s’agit de s’aligner sur le consensus… Peut-on alors parler de censure ou d’autocensure ? « Personne ne s’est réuni pour décider ça, estime Christophe Alévêque. C’est seulement dans l’air du temps, depuis les années 1990 déjà, où l’on sentait le vent tourner, un certain couvre-feu moral, de pseudo-respect. C’est le paradoxe : on vit un retour à la morale dans un monde totalement amoral ! Avec un problème essentiel : l’argent. En cas de procès, en faisant son métier d’humoriste, sans même diffamer, quand on gagne son procès en première instance, c’est déjà un billet de 10 000. Quand il y a appel, c’est encore un billet de 10 000. On en vient ainsi à l’épuisement financier. Avec pour conséquences la censure et l’autocensure. À partir du moment où l’on s’attaque aux puissants, aux intouchables, aux icônes et au pouvoir, on se retrouve vite devant une machine financière. » Et là, ça ne rigole plus.

Publié dans le dossier
La crise du rire
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