Des Sisyphe modernes

Dans Plan B, Aurélien Bory utilise le cirque comme arme contre le désenchantement.

Anaïs Heluin  • 10 janvier 2013 abonné·es

Un plan incliné tout lisse, tout gris, austère. Autour, un vide dévoreur de silhouettes masculines, celles des quatre circassiens choisis par le metteur en scène Aurélien Bory pour incarner, dans Plan B, l’humanité égarée dans un labyrinthe sans issue. À leurs cravates bien ajustées sur des costumes taillés à leur exacte mesure, à leur petit attaché-case qui tranche avec le décor irréaliste, on saisit vite dans quel type de dédale d’abord invisible à l’œil nu se pressent les jeunes cadres du spectacle. Assemblage complexe de règles à suivre afin de se frayer un chemin dans le marché mondial et de lois virtuelles incontournables pour le moindre pion du système économique, ce dernier est figuré par un dispositif scénique des plus ingénieux.

Car derrière l’apparente* *simplicité de la structure initiale se cachent des mécanismes sophistiqués, impitoyables. D’abord perturbée par l’ouverture de simples trappes d’où sortent des balles de jonglage, l’immobilité de la masse métallique laisse peu à peu place à mouvement perpétuel. Plus encore que les quatre interprètes, c’est cette paroi modulable, tour à tour pente métallique, mur à l’aspect carcéral et écran de projection, qui construit la trame narrative de Plan B. Mathieu Bleton, Itamar Glucksmann, Jonathan Guichard et Nicolas Lourdelle, tels des Sisyphe des temps modernes, ne font que s’adapter aux épreuves successives que leur impose le géant de fer. À grand renfort de glissades, de pirouettes, d’acrobaties en tout genre. Et sans un mot. Qu’aurait de toute façon pu faire la parole contre une menace faite de codes informatiques dépourvus d’affects ? Pas grand-chose, c’est sûr. Alors Aurélien Bory, assisté en cela par le metteur en scène Phil Soltanoff, aussi adepte que lui du métissage entre les arts de la scène, a imaginé pour sa troupe un mode d’expression singulier.

Arsenal de défense contre la carcasse transformable, autrement dit contre une société défigurée à force de métamorphoses, ce langage gestuel est aussi théâtral que circassien. Dénué de tout spectaculaire, il est composé de numéros apparemment très simples, puisés dans le répertoire de base de tout acrobate. Mais, au contact de la paroi hostile à la présence humaine, ces jongles et cabrioles acquièrent une grandeur, une dignité propres à imposer le respect. Si leur côté dérisoire ne manque pas d’amuser, il oppose aussi une résistance au désenchantement du monde. Il fait un pied de nez à la face trop sérieuse de la productivité à tout prix et de son pendant, la consommation à tout-va. Comme quoi, dans un univers régi par l’absurde, l’art du cirque et le burlesque peuvent être le lieu d’une grande gravité.

Culture
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