Euroméditerranée, ou la ville confisquée

Le programme de réhabilitation des quartiers proches du port de commerce, confié aux promoteurs, vire à la « chasse aux pauvres ».

Erwan Manac'h  • 10 janvier 2013 abonné·es

Une pauvreté « endémique », un port de commerce en déclin, une démographie en recul… Au début des années 1990, le consensus règne dans la classe politique : une « thérapie de choc » doit être prescrite autour du port de Marseille. C’est ainsi que la municipalité, l’État, la Région et le département se réunissent en 1992 pour annoncer de grands travaux. Au total, 531 millions d’euros de fonds publics doivent être investis d’ici à 2030. Le programme baptisé « Euroméditerranée » –  « plus grande opération de rénovation urbaine d’Europe »  – vise 4,8 km2 de hangars, d’immeubles, d’ « îlots villageois » vieillissants et de gares de fret encore en activité le long du port. Des quartiers pauvres en bordure du centre-ville qui intéressent les promoteurs immobiliers. En trente-huit ans, Euromed doit y construire 18 000 logements et 1 000 000 m2 de bureaux, espère générer 40 000 emplois et attirer 40 000 nouveaux habitants.

Illustration - Euroméditerranée, ou la ville confisquée

Quelques semaines avant l’ouverture des manifestations de « Marseille-Provence 2013 capitale européenne de la culture », le 12 janvier, Euromed n’était encore qu’un vaste chantier, une ombre tentaculaire qui préempte tous azimuts et affiche ses ambitions à chaque coin de rue. Le projet pharaonique, dont les premières réalisations sont sorties de terre en 2002, séduit plus d’un Marseillais. Mais, pour les dizaines de commerçants menacés d’expulsion, les milliers d’habitants dessaisis de leur lieu de vie et les amoureux du Marseille cosmopolite, les coups de truelle ne combattent pas la pauvreté. Ils la chassent. « Que peut-on faire ? Ils ont les meilleurs avocats », soupire un commerçant derrière le comptoir de son épicerie. « L’immeuble d’en face a été racheté par un Japonais, il veut en faire un hôtel, lance un vendeur de chaussures du marché du Soleil, à quelques centaines de mètres de la porte d’Aix et du Vieux-Port. Lorsquil ouvrira ses volets, il naura pas envie de voir des Arabes. » Comme la Joliette avant lui, le quartier de la Porte d’Aix doit « renaître » sous les grues d’Euromed. Il s’agit ici de terminer l’embellissement de l’entrée dans Marseille, après l’enfouissement d’un pont autoroutier et la rénovation de la gare, toute proche. Un triangle d’or de 16 hectares, surtout habité, actuellement, par des familles d’immigrés et animé par de petits commerces. Les expropriations ont commencé, et la présence policière s’est accrue depuis un an pour chasser les vendeurs à la sauvette, les Tunisiens arrivés via l’Italie, ou les Roms qui s’étaient installés sur un parc visé par le plan d’urbanisme. Refait à neuf, le futur jardin public de 3 hectares sera barricadé et gardé jour et nuit. Le petit parking en plein air qui lui fait face a d’ailleurs déjà été cédé à Vinci, qui l’a grillagé pour en faire payer l’accès.

Personne ne critique le déploiement de moyens ni le principe d’une réhabilitation en profondeur des quartiers délabrés du centre-ville
de Marseille. Mais pour les élus de gauche, qui s’opposent à Jean-Claude Gaudin, le maire UMP de la ville, le plan Euroméditerranée accumule les motifs de griefs.

« Le premier volet était un pur échec, une simple opération financière qui accélérait la gentrification du centre-ville, estime Sébastien Barles, porte-parole régional d’Europe Écologie-Les Verts en Paca. Il a produit des caricatures, comme l’aménagement de la rue de la République. »

« Euromed est un outil qui pourrait être intéressant, mais il sert essentiellement à une recomposition sociale et démographique de Marseille, ajoute Jean-Marc Coppola, vice-président communiste de la région Paca, qui siège au conseil d’administration d’Euroméditerranée. L’objectif est de faire venir une population plus aisée, de chasser les activités existantes pour installer du tertiaire, en s’en tenant au strict minimum en termes de consultation » , dénonce l’élu, qui juge par ailleurs insuffisant l’engagement financier de l’État.

« Les intentions affichées par le volet “Euromed 2” sont bien meilleures, nuance Sébastien Barles, mais les investissements se polarisent sur la zone Euroméditerranée alors que des quartiers alentour se paupérisent fortement. Nous craignons aussi qu’Euromed ne participe à aseptiser la ville. Marseille est la seule cité de la région qui conserve un centre populaire avec son tissu commercial de proximité. C’est une richesse phénoménale. »

Mi-décembre 2012, le deuxième volet du programme (Euromed 2), lancé fin 2007 sur 170 nouveaux hectares, était discuté en réunion publique. Dans une ambiance électrique, les pilotes du projet clôturaient deux mois de concertation minimaliste. Deux réunions publiques, deux expositions et un « cahier de remarques » étaient ouverts aux Marseillais, pour un plan qui concernera directement 3 000 habitants et 500 entreprises. « Malheureusement, nous avons perdu [le cahier], il n’aura été disponible que quelques jours », bredouille une responsable en guise d’introduction. « C’est surréaliste, il n’y a aucune transparence », s’agace une entrepreneure, dont l’entrepôt de négoce de charcuterie doit être détruit. Dans la salle, les inquiétudes virent à la défiance. « J’habite à côté de ce palace, vous croyez que je vais pouvoir rester chez moi ? », s’emporte une commerçante en montrant les plans du projet du parc des Aygalades, 14 hectares autour d’un ruisseau aujourd’hui enterré. « Vous dites que nos immeubles sont insalubres, mais c’est nous qui sommes insalubres à vos yeux », conclut la mère de famille.

Jeudi 13 décembre 2012. Réunion publique pour la concertation du plan Euromed 2. Extraits:

Les réponses sont techniques. Souvent évasives. Car le pilotage d’Euromed est complexe et opaque. L’État, la ville (UMP), la Région et le département (PS) sont réunis depuis 1995 au sein d’un établissement public, l’Epaem, lui-même très divisé. « Il joue un rôle de médiateur plus qu’un rôle de commandement et ne porte, de fait, que rarement les projets », analysent les urbanistes Brigitte Bertoncello et Jérôme Dubois [^2]. « Euroméditerranée » est une devanture marketing au sein de laquelle les projets sont élaborés au cas par cas, non sans enjeux politiques.

Au tournant des années 2000, Euromed engage un programme de rénovation rue de la République, artère haussmannienne menant au Vieux-Port, délabrée et inoccupée aux deux tiers. Un tramway y circule désormais, et les commerces franchisés ont remplacé les échoppes. Comme dans toutes les villes de France, Starbucks trône désormais entre H&M et les opérateurs téléphoniques. Les habitants de cette rue, souvent modestes et peu enclins à se défendre en justice, ont dû faire face à des augmentations de loyer de 300 % lors des renouvellements de bail, entre 2004 et 2008. « Les 650 familles n’ont pas vocation à demeurer rue de la République », et « nous n’avons pas vocation à faire du logement social », expliquait froidement en 2004 l’adjointe à l’Urbanisme, Danièle Servant. Devant l’ampleur de la mobilisation des habitants, aidés par l’association Un centre-ville pour tous, le préfet a finalement imposé que 300 familles soient relogées en logement social. Mais la mutation de l’artère a été brutale. L’ANF, l’un des bailleurs de la rue de la République, observe ainsi sur son site Internet un « nombre significatif de départs de locataires, en raison de mutations professionnelles » sur l’année 2011. « Ils nous ont détruits, se souvient un luthier chassé d’une rue parallèle en 2005. J’avais investi toutes mes économies pour m’installer là avec huit autres artisans. » Quatre ans après son installation, il a été contraint de quitter son local sans aucun dédommagement à cause de l’augmentation du loyer. « Aujourd’hui, j’ai tout perdu, même le moral », soupire l’artisan.

Marseille veut séduire les investisseurs du monde entier. « On espère en faire une ville vitrine, quitte à oublier ses habitants », s’attriste Mathias, militant du collectif On ne se laisse pas faire, mobilisé contre le plan Euromed 2. Ainsi, les deux lignes de tramway construites récemment, dont l’une avec des deniers d’Euromed, ne desservent que l’hypercentre, déjà quadrillé par deux lignes de métro, dans une ville pourtant sous-équipée en transports collectifs. « Ces lignes sont inutiles et coûteuses !, tempête un urbaniste qui a suivi le projet de l’intérieur. Personne, à gauche comme à droite, ne voulait qu’elles dépassent la zone Euromed. » Pascal Marchand, directeur général adjoint de Marseille métropole, élude la question lors de la réunion publique de la mi-décembre : «  Un prolongement de la ligne de m é tro est pr é vu en direction des quartiers nord. Quand ? On ne peut pas r é pondre…  » Euromed est donc accusé de mener une « chasse aux pauvres ». Comme dans les années 1990, lorsque la ville a racheté « en quantité industrielle des immeubles pour les revendre à des investisseurs privés, se souvient Patrick Lacoste, urbaniste à la Région Paca et membre de l’association Un centre-ville pour tous. C’était une gentrification [embourgeoisement, NDLR] à marche forcée. Elle est loin d’être terminée aujourd’hui ». En 2001, le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, s’exprimait d’ailleurs sans détours dans la Tribune  : « Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis. […] Moi, je rénove, je lutte contre les marchands de sommeil, je fais revenir les habitants qui payent leurs impôts. »

Euromed tente aujourd’hui de se démarquer de cette sombre période. Des efforts importants sont parfois imposés aux agences immobilières pour le relogement à loyer constant des familles déplacées. Euromed 2 prévoit 30 % de logements sociaux et 15 % de logements « à des prix maîtrisés ». Pas assez pour rassurer les rares militants qui se sont saisis du dossier. Car les promesses ne sont pas toujours tenues. Le futur « parc habité » d’Arenc (40 hectares sur la zone Euromed 1), dont la répartition des plans envisageait 20 % de logements sociaux, n’en comporte plus que 15,8 %, dénonçait en avril l’Autorité environnementale (rattachée au ministère de l’Écologie). Le logement social est bien le nœud politique sur lequel la gauche et la droite s’opposent, brandissant chacune l’argument de la « mixité sociale ». Le tout sur fond de forte pénurie. « Sur la zone d’Euromed, 70 % des gens sont éligibles au logement social », précise Patrick Lacoste. Or, sur les 1 500 logements sociaux que la ville prévoit de construire chaque année jusqu’en 2018, 40 % seront des « prêts locatifs sociaux » – le haut du panier HLM –, auxquels ne peuvent prétendre que 16 % des foyers [^3]. « Aujourd’hui on investit l’argent public dans des logements sociaux destinés aux hauts revenus », regrette Dominique Deniau, urbaniste du programme Grand Projet urbain (politique de la Ville) de 1995 à 2008. La chasse aux pauvres relève également de la logique même d’Euromed. Né d’une ambition économique de reconversion du port en déclin, le plan de rénovation prévoit 500 000 m2 de bureaux et une barre de quatre gratte-ciel au bord de l’eau, des hôtels, un multiplexe et des équipements culturels pour attirer les croisiéristes et les investisseurs. Un triptyque commerce-tourisme-bureaux dont les retombées économiques sont espérées à l’échelle de la métropole. « Ce qui se passe ici existe dans toutes les villes de France, peste Mathias, on convertit l’espace public pour en faire du marchand, sans tenir compte des activités existantes. »

Le marché est même le moteur du programme. En dehors des infrastructures financées par les deniers publics, comme les complexes liés à Marseille-Provence 2013 capitale européenne de la culture et l’enfouissement de l’autoroute, le cœur du modèle économique d’Euromed reste l’investissement privé. Sur les 4 milliards d’euros du plan sur trente ans, 87 % proviennent de fonds privés. Les bailleurs acceptent d’investir avec la promesse que ces quartiers changent en profondeur. En contrepartie, Euromed tente d’imposer des conditions de relogement, des loyers maîtrisés et des quotas de logements sociaux. Mais ce sont là des injonctions contradictoires, car les investisseurs parient avant tout sur une hausse du prix du mètre carré. Rue de la République, le fonds de pension texan Lone Star avait acheté 128 immeubles et 50 000 m2 de commerces en pariant sur l’arrivée des franchises et des boutiques de luxe. Quatre ans plus tard, les immeubles seront rachetés deux fois plus cher, en majeure partie par une émanation de la banque Lehman Brothers. Cette logique d’urbanisme par et pour le marché bute pourtant sur un double écueil : la gentrification, qui chasse les pauvres hors de leur ville, ou, à l’inverse, si la spirale inflationniste ne prend pas, la persévérance des habitats délabrés. Car les propriétaires pauvres ou les bailleurs privés de résidences dégradées n’investissent pas sans promesses de bénéfices. La rue de la République est devenue une rue peu sûre la nuit, une fois les commerces fermés, alors que l’ANF, qui possède 1 400 appartements alentour, affiche un taux d’inoccupation de 36 %. Le pari imaginé par Euromed pour attirer les promoteurs étrangers n’est pas encore gagné.

[^2]: « Marseille Euroméditerranée », accélérateur de métropole, Brigitte Bertoncello, Jérôme Dubois, Parenthèses, 2010.

[^3]: Source 2008 AROHLM, d’après INSEE/DGI.

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