Négocier avec les interdits

Le Déménagement, de Catherine Rechard, et Parloirs, de Didier Cros : deux documentaires sur les prisons qui posent la question du droit à l’image et interrogent sur la manière de filmer.

Jean-Claude Renard  • 17 janvier 2013 abonné·es

En 2010, Catherine Rechard filmait le transfert de l’ancienne maison d’arrêt Jacques-Cartier de Rennes vers le nouveau centre pénitentiaire de Rennes-Vezin, que l’on dit « flambant neuf », hors la ville. Une occasion pour les détenus de s’interroger sur la modernité de ces nouvelles prisons, froides et déshumanisées, que déplorent aussi les surveillants, éloignées des centres-villes (le même cas pouvant s’appliquer aux prisonniers passés de la vieille maison d’arrêt de Lyon à Corbas). Des détenus filmés à visage découvert, avec leur consentement.

Coproduit par France 3 Bretagne, projeté dans quelques festivals, le film a été l’objet d’une interdiction de diffusion à la télévision par l’administration pénitentiaire, voulant imposer le floutage des personnes filmées. Pour elle, il s’agissait de « respecter l’anonymat physique et patronymique des personnes détenues » et « le droit à l’oubli de la personne condamnée ». Un motif qui s’appuie sur la loi pénitentiaire de 2009 et son article 41 : « Les personnes détenues doivent consentir par écrit à la diffusion ou à l’utilisation de leur image ou de leur voix lorsque cette diffusion est de nature à permettre leur identification. L’administration pénitentiaire peut s’opposer à la diffusion ou à l’utilisation de l’image ou de la voix d’une personne condamnée, dès lors que cette diffusion ou cette utilisation est de nature à permettre son identification et que cette restriction s’avère nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public  […].  » Réalisé avec le plein accord des détenus, le Déménagement de Catherine Rechard est loin de troubler « l’ordre public ». Devant ce qui ressemble à une décision arbitraire, la réalisatrice avait porté l’affaire en justice. En juillet   2012, le tribunal administratif lui a donné raison, et a imposé à l’administration de respecter la décision des prisonniers. Après plus d’une année de bataille, cet épilogue pourrait bien changer les habitudes télévisuelles. Dans son plaidoyer, Catherine Rechard soulignait que, « trente ans après l’abolition de la peine de mort, on coupe encore de manière symbolique la tête des condamnés ». De fait, à l’exception d ’À l’ombre de la République, de Stéphane Mercurio, rares sont les documentaires ou les reportages articulés autour des prisons où les détenus n’ont pas le visage flouté voire effacé par un bandeau. La mésaventure de Rechard a au moins eu le mérite de pointer les difficultés d’un réalisateur sur ce sujet, tout en dénonçant la « disparition » du condamné : le prisonnier français n’a pas de visage.

C’est aussi le cas, ou presque, dans Parloirs, remarquable documentaire de Didier Cros (déjà auteur de la Gueule de l’emploi et de Sous surveillance ). D’étroites allées bordées de grilles, des écrans de surveillance, de longues perspectives sur les couloirs donnant accès aux cellules, des plans rapprochés sur une pièce exiguë faisant office de parloir. Le détenu est filmé de dos, parfois à peine de profil. Les visiteurs sont face caméra. C’est le parti pris du réalisateur, qui a voulu « saisir le regard de l’autre ». Tout en sachant qu’il faut attendre de l’administration pénitentiaire au minimum deux   ans l’autorisation de filmer (a fortiori quand le réalisateur entend cadrer les détenus). Original dans son choix, celui de livrer les conditions carcérales à travers ce lieu de rencontre très réglementé, le film saisit les espaces de proximité, négocie avec les angles, les regards. Des moments d’émotion, de confession, des instants tendus ou chaleureux, des bribes d’inquiétude, des râles plaintifs. À côté de ces moments « privilégiés » entre le dedans et le dehors (pour beaucoup, des mères qui viennent prendre « leur dose de câlin » ), le réalisateur ajoute les conditions de visite, l’obtention d’un permis, les fouilles, les difficultés d’accès au parloir, l’éloignement des prisons qui impose des déplacements lourds et coûteux. Ni banc-titre ni commentaire, sinon la seule lecture du règlement intérieur. Une manière de raconter une réalité âpre, avec le poids de ses interdictions, tout en les contournant.

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