Amiante : une opacité toxique

D’ici une dizaine d’années, cet isolant aura causé près de 100 000 décès en France.

Nina Bontemps-Terry  • 14 février 2013 abonné·es

L’affaire de l’amiante, c’est l’histoire d’un immense scandale sanitaire. Entre 1965 et 1995, cet isolant aux fibres hautement toxiques a causé le décès de 35 000 personnes selon un rapport du Sénat de 2005. Il sera responsable d’au moins 100 000 décès en France d’ici à 2025. Selon l’Institut de veille sanitaire (InVS), les deux tiers des décès proviendront d’un cancer du poumon. Utilisé entre les années 1950 et 1970 dans le bâtiment et la sidérurgie, l’amiante était présent, à l’époque, dans plus de trois mille objets du quotidien. Si les victimes sont toujours ** dans l’attente d’un procès pénal, c’est parce que la justice peine à définir et à répartir les responsabilités de chacun. L’affaire est particulièrement opaque, tant les acteurs sont nombreux.

Les employeurs sont les premiers mis en cause, suspectés d’avoir minimisé les dangers encourus par les employés et d’avoir cherché à maintenir leurs intérêts à tout prix. À partir des années 2000, nombre d’entre eux font l’objet de procédures judiciaires, chiffrées à plus d’un millier de jugements dans le rapport du Sénat. De nombreuses condamnations pour « faute inexcusable » sont prononcées, mais uniquement au civil. Ce qui contraint le condamné à payer une simple amende. S’agissant d’un procès pénal, il n’y a eu qu’une condamnation à ce jour, celle de la société Alstom en 2008. L’État est également responsable des conséquences dramatiques de l’affaire. Il a notamment tardé à définir un seuil maximal d’utilisation de l’amiante et à décider d’une interdiction du matériau, celle-ci ayant été prononcée en 1997. La responsabilité du gouvernement est reconnue en 2004 par le Conseil d’État, qui juge l’adoption des premières réglementations trop tardive. L’inspection du travail est aussi mise en cause car elle n’a pas suffisamment cherché à définir l’ampleur du danger, selon le Conseil d’État.

Seize ans de prison ferme pour deux hauts dirigeants de la multinationale belgo-suisse Eternit ! C’était à Turin il y a un an, conclusion exemplaire des poursuites contre les responsables d’une usine d’amiante de la petite ville italienne de Casale Monferrato, où sévit une épidémie de cancers. L’affaire fait rêver Marie-Odile Bertella-Geffroy : « Moi aussi, j’avais mis en examen un patron d’Eternit… » Un cas d’école, une instruction « commando » menée en quatre ans à peine par une dizaine de magistrats du parquet (en Italie, ils sont indépendants du pouvoir en place), une vingtaine d’enquêteurs, des experts… La juge y a même collaboré activement. « J’ai transmis tout mon dossier amiante au procureur Guariniello. » L’affaire a inspiré à plusieurs magistrats impliqués le projet de créer une Cour européenne sur les affaires de santé et d’environnement.

Les autorités sont au courant de la dangerosité ** de l’amiante dès la fin du XIXe siècle ! Les controverses se multiplient jusqu’en 1977, année où l’amiante est classé comme cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ). La France adopte au même moment les premières réglementations, plus de quarante ans après le Royaume-Uni. Mais les valeurs limites d’exposition françaises sont dix fois supérieures aux normes britanniques. Un décalage qui s’apparente à du laxisme. Ces mesures n’empêchent pas les industriels de poursuivre l’utilisation de l’« or blanc ». À tel point qu’en 1990 il en est exploité 60 000 tonnes par an. Si bien que la France en est le cinquième importateur mondial.

Si les industriels de l’amiante ont tant prospéré, c’est qu’ils ont formé un puissant lobby. En 1982, ils se rassemblent avec nombre de scientifiques, syndicats (sauf FO) et représentants du gouvernement au sein du Comité permanent amiante (CPA), une organisation sans valeur juridique financée par les industries. Officiellement, ce n’est qu’un lieu de dialogue entre acteurs influents. Officieusement, il tend à préserver les intérêts des industriels du secteur en semant le doute sur le caractère nocif de l’amiante et en retardant le plus possible son interdiction. L’organisation a obtenu un quasi-monopole en matière d’expertise sur l’amiante, profitant de ce qu’aucune structure officielle n’ait été chargée du dossier. En janvier 2012, quatre membres du comité sont mis en examen par Marie-Odile Bertella-Geffroy pour « homicides et blessures involontaires ». Parmi eux, Dominique Moyen, fondateur du CPA et ancien directeur général de l’Institut national de recherche et de sécurité, association chargée de la prévention des maladies professionnelles et accidents du travail. Ces mises en examen alimentent l’espoir que se tienne un jour un procès pénal en France. Mais l’éventuelle destitution de la juge en charge du dossier ne fait que retarder sa mise en œuvre.

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