Être et se haïr

Denis Podalydès et Emmanuel Bourdieu créent une parabole sur le savoir.

Anaïs Heluin  • 21 février 2013 abonné·es

Étriqué dans son costume vieillot, le regard songeur derrière de petites lunettes rondes comme on n’en fait plus et les manières impérieuses de qui pense en savoir plus que les autres, le professeur Winch (Gabriel Dufay) a tout de la caricature de l’intellectuel. Il est le personnage central de L’homme qui se hait, d’Emmanuel Bourdieu, dans la mise en scène conjointe de l’auteur et de Denis Podalydès. On ne peut alors regarder Winch que comme un successeur du docteur Jekyll, figure littéraire explorée par Podalydès dans son précédent spectacle, le Cas Jekyll (2010). Comme le scientifique schizophrène, le philosophe autoproclamé de la présente création se fait sujet de sa propre recherche. Et, s’il ne se transforme pas en créature monstrueuse à la Mr Hyde, il laisse peu à peu entrevoir la complexité nichée derrière le stéréotype.

Pas pour donner lieu au portrait nuancé d’un intellectuel, mais à celui d’un marginal pratiquant et enseignant la philosophie comme on applique un baume sur une brûlure. Avec urgence, sans penser à rien d’autre, sans réfléchir à la qualité du travail produit. Toute simple, la scénographie d’Éric Ruf excelle à rendre ce besoin vital de savoir. Plusieurs rangées de petites chaises en bois disposées devant un pupitre sommaire suggèrent une école vidée de ses élèves. Seule la parole tonitruante de Gabriel Dufay y résonne, s’enroule autour de pseudo-concepts qui semblent ne concerner que l’orateur lui-même. Celui de « l’homme qui se hait », surtout.

Prétexte à de longs développements presque académiques dans la forme, cette notion est dépourvue de tout fond. L’homme qui se hait se hait, point. Autrement dit, Winch se hait et parcourt le monde pour le crier avec une ferveur inexistante chez la plupart des savants dignes de ce nom. Accompagné de deux acolytes voués corps et âme à sa personne (Simon Bakhouche, au jeu tendre, et Clara Noël, éblouissante dans ses transports admiratifs), le philosophe de pacotille incarne une parabole sur les mécanismes du savoir et de la parole. Avec Winch, c’est à la fois à l’origine et à la fin de la culture que nous place Denis Podalydès, lorsque l’esprit constate l’ignorance et commence à vouloir y remédier. Ces personnages sans grande éducation, dont la fragilité est peu à peu dévoilée, donnent à cette réflexion une belle candeur. Moqué avec douceur, leur médiocre résultat n’est jamais condamné. Ils désirent, et c’est déjà ça.

Théâtre
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