Vincent Descombes : « Est-il scandaleux qu’il y ait plusieurs sociétés ? »

Vincent Descombes revient sur les différentes définitions de la notion d’identité, et leur acceptation possible en démocratie.

Olivier Doubre  • 28 février 2013 abonné·es

Philosophe, Vincent Descombes vient de publier les Embarras de l’identité, où il s’interroge sur la véritable « énigme lexicale » que représente ce terme. Ici, il tente de clarifier cette notion, et plaide pour l’affirmation d’une identité collective dans ce qu’elle a de particulier.

Pourquoi parlez-vous, dès le titre de votre ouvrage, des « embarras » de la question de l’identité ?

Vincent Descombes :  Les embarras en question sont des difficultés d’ordre conceptuel qui paralysent l’intelligence – d’où le besoin d’une clarification philosophique. En l’occurrence, « identité » est un mot que tout le monde utilise mais qui n’est pas défini. Qu’un mot ordinaire ne soit pas formellement défini n’est pas grave si nous savons l’illustrer, donner des exemples. C’est le cas de la notion ordinaire d’identité, celle qui consiste à être identique et identifiable. Par exemple, on dira que Saint-Pétersbourg et Leningrad ne sont qu’une seule et même ville. Cette notion logique est d’ailleurs indéfinissable parce que fondamentale, c’est pourquoi je l’ai qualifiée de « primitive ». Mais l’autre notion d’identité, celle qui donne lieu à des débats autour d’enjeux identitaires, n’est pas une notion ordinaire. C’est une notion technique, récente, venue de la psychanalyse et des sciences sociales, qu’il s’agisse de l’identité de soi (existentielle) ou des identités collectives, c’est-à-dire des appartenances d’un individu à diverses communautés. Or, cette notion technique, nous sommes censés la comprendre, mais en réalité nous ne savons manifestement pas l’utiliser, car on voit surgir des expressions contradictoires, comme l’« identité plurielle », l’« identité changeante » – comme si je ne pouvais pas me présenter dans ce qui me tient le plus à cœur, dans les solidarités et les liens qui me définissent, sans faire semblant d’être plusieurs individus plutôt qu’un seul, comme si j’avais plusieurs corps.

Qu’est-ce qui vous pousse à travailler cette notion aujourd’hui ? Ce livre est-il conçu comme une intervention sur le problème du fait minoritaire par rapport à la conception française de la nation ?

Il s’agit d’une intervention philosophique dans un débat qui est loin d’être seulement franco-français. Ce livre est issu de conférences que j’ai faites à l’étranger. J’ai donc eu à expliquer la façon dont nous concevons la nation en France – comme communauté des citoyens, non comme ensemble d’individus de même origine. D’où mes développements sur Rousseau et sur le concept de nation chez Marcel Mauss. Vous évoquez la situation française. Ce qui frappe ici, c’est le malaise qui a entouré la création d’un ministère « de l’Identité nationale », et d’abord l’idée étrange d’établir un tel ministère. Tout cela montre à quel point nous avons du mal à poser la question de l’identité collective – qui est d’abord la question de l’existence de groupes distincts et attachés à ce qui les fait distincts. Cette notion psychologique d’identité s’est imposée dans les années 1950 à partir de la description des « crises d’identité » par le psychanalyste Erik Erikson. Les individus ont une idée d’eux-mêmes, ils vont mal s’ils ne peuvent la maintenir. Leur demander d’y renoncer, c’est comme leur demander de ne plus exister, d’être autre chose qu’eux-mêmes, bref de perdre leur « identité ». Il en va de même des groupes. Pourquoi cela inquiète-t-il ? Parce que nous croyons – à tort – que notre définition politique de la nation nous commande de faire abstraction de toute particularité. Or, cet universalisme abstrait peut aussi inquiéter, en virant à l’impérialisme.

Peut-on, néanmoins, redouter, ou même avoir peur, de la notion d’identité ?

Qu’est-ce qui fait vraiment peur dans la notion d’identité collective ? Est-ce que ce ne serait pas, tout simplement, le fait de vivre en société, et donc dans des sociétés particulières ? On oppose trop vite l’universalisme (seul jugé respectable) aux particularismes (vite soupçonnés d’être dangereux). Mais est-ce scandaleux qu’il y ait plusieurs sociétés souveraines ? Ici, il faut poser la question de la démocratie. Je me souviens d’une définition de la démocratie donnée par Cornelius Castoriadis : « Le régime où l’on a renoncé à se plaindre de ses malheurs. » C’est le régime de la responsabilité de soi, personnelle et collective. En démocratie, impossible de se décharger sur les autres de ses fautes politiques. Mais un régime de responsabilité de soi suppose qu’on fasse la différence entre ce qui en dernière instance dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Il faut une autolimitation, en particulier une frontière spatiale, si nous devons exercer collectivement une souveraineté politique. Ainsi, l’idée moderne d’une démocratie dans laquelle tous participent à la loi va de pair avec l’affirmation d’une identité collective dans ce qu’elle a de particulier.

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