Chypre : La finance prise à son propre piège

Geneviève Azam analyse les causes de la crise chypriote et les mesures pour sauver les banques.

Geneviève Azam  • 28 mars 2013 abonné·es

La république de Chypre a adhéré à l’Union européenne en 2004, après avoir figuré sur la liste noire des paradis fiscaux recensés par l’ONU. Cette adhésion à l’UE s’est accompagnée d’un lifting dû à une certaine obligation de transparence. Si bien que Chypre ne figurait plus sur la liste « grise » des paradis fiscaux publiée par l’OCDE en 2010 ! Tout allait pour le mieux côté jardin pour cette île, qui possède un des revenus par habitant les plus élevés du sud de la zone euro. Côté cour, l’histoire est moins ensoleillée. Et le mieux est de laisser parler les chiffres. En valeur, les actifs bancaires représentent 700 % du PIB, c’est-à-dire 700 % de la richesse produite ! La plus grande industrie de l’île est bien celle de la finance. C’est d’ailleurs le secteur tertiaire qui assure 80 % de la production de l’île, avec le tourisme, l’immobilier, les services financiers et le transport maritime. La flotte chypriote, la troisième de l’Union européenne, est constituée en effet d’entreprises à capitaux étrangers qui bénéficient d’avantages fiscaux. Ainsi se trouvent rassemblés tous les ingrédients d’une économie offshore hors-sol.

Avec de telles activités, le commerce extérieur est en déficit chronique : en 2012, le déficit commercial représente 20 % du PIB. Depuis l’explosion de la crise financière et immobilière, le taux de croissance de l’île est stagnant ou le plus souvent négatif, il a été de -2,3 % en 2012. Pourtant, plus de 40 000 entreprises sont enregistrées à Chypre. Elles viennent simplement y chercher les taux d’imposition les plus bas de l’Union européenne : le statut fiscal des entreprises est fondé sur la résidence fiscale, et l’impôt sur les sociétés est de seulement 10 % de leurs revenus mondiaux, avec exonération des intérêts perçus par la société, des dividendes reçus de l’étranger, des plus-values provenant de la vente d’actions. Avec la crise et la réduction des rentrées fiscales, le déficit budgétaire s’est creusé, avec comme remèdes la hausse de la TVA et la réduction des prestations sociales. Bref, du grand classique. Dans le même temps, les banques ont continué à verser des intérêts à des taux de 4 % à 5 % sur les dépôts des épargnants. Comment est-ce possible avec une croissance économique en panne et une récession installée ? C’est justement le propre de l’industrie financière d’aller extraire de la valeur en octroyant des prêts à hauts risques, en achetant des dettes grecques ou des produits financiers fondés sur la dette grecque. Ainsi, les banques ont pu poursuivre une forte rémunération des dépôts, notamment celle des 25 milliards de dépôts privés russes. Les malheurs des uns font momentanément les rentes des autres. Jusqu’au jour où les banques se trouvent asphyxiées par la détention d’actifs douteux et subissent de plein fouet les effets de la crise grecque et de la restructuration de la dette. Nous y sommes, et 17 milliards d’euros sont nécessaires pour sauver les banques, ce qui représente 100 % du PIB de Chypre ! Dans ce contexte, il est clair que le sauvetage des banques ne peut se faire par un apport extérieur et qu’elles doivent se recapitaliser de l’intérieur. C’est le sens des mesures dites de « taxation » des dépôts bancaires, soutenues par les banques chypriotes.

L’annonce de la taxation des dépôts bancaires a soulevé un tollé général. Pourtant, il s’agit bien, sur le principe, d’une forme de taxation du capital financier. Mais la proposition de la taxation à 6,75 % des dépôts inférieurs à 100 000 euros a précipité la crise. Les autorités monétaires ont en effet oublié, encore une fois, que la monnaie n’est pas un bien privé comme les autres, et que le système repose sur la confiance politique. Dans l’Union européenne, il existe une garantie de dépôt jusqu’à 100 000 euros. C’est pourquoi l’annonce de cette taxation a été reçue comme une rupture de contrat et la perte de tout filet de sécurité, précipitant les Chypriotes aux guichets des banques pour retirer leurs avoirs. C’est d’ailleurs ce trouble de « l’ordre public », comprendre l’ordre des banques, qui va permettre d’instaurer un contrôle des mouvements de capitaux, en contradiction avec l’article 63 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), mais en accord avec un alinéa indiquant qu’un tel contrôle peut être momentanément instauré en cas de « menace pour l’ordre public ». En tout état de cause, la finance libéralisée s’impose désormais un contrôle des mouvements de capitaux. Elle va certainement également s’imposer une taxation à 15 % des dépôts supérieurs à 100 000 euros.

Notre souhait désormais est que l’expérience chypriote puisse faire tache d’huile : au lieu d’imposer des réductions drastiques des salaires et des prestations sociales, qui vont bien au-delà des 6,7 % de prélèvements initialement prévus pour les plus petits déposants à Chypre, taxons le capital financier ! Mais ne nous trompons pas. Dans la mesure où l’Union européenne se refuse à toute mesure d’harmonisation fiscale, la taxation des dépôts supérieurs à 100 000 euros n’est pas un outil de lutte contre les paradis fiscaux ou contre les oligarques de tous les pays, mais la seule mesure qui puisse être pratiquée pour tenter in fine le sauvetage des banques, de leurs actionnaires et des déposants. C’est pourquoi la finance est prise à son propre piège. Pour un temps, que l’Union européenne serait bien inspirée d’utiliser pour revoir ses traités de libre circulation des capitaux et imposer des mesures d’harmonisation fiscale.

Temps de lecture : 5 minutes