Edwy Plenel : « Il faut un sursaut démocratique et social »

Le directeur du site d’information Mediapart, Edwy Plenel, publie ces jours-ci le Droit de savoir, réflexion sur la crise politique et les enjeux du journalisme.

Denis Sieffert  et  Jean-Claude Renard  • 28 mars 2013 abonné·es

Les affaires Bettencourt-Sarkozy et Cahuzac, révélées par Mediapart en juin 2010 et décembre 2012, posent le problème de la crédibilité de la parole politique. Directeur du site d’information, Edwy Plenel analyse les dysfonctionnements de notre démocratie et plaide pour une conception plus ouverte.

Les deux affaires Cahuzac et Bettencourt-Sarkozy, qui ont connu la semaine dernière une brusque accélération judiciaire, peuvent être interprétées de façons contradictoires. Elles mettent en évidence le rôle positif de la presse, en l’occurrence Mediapart. Mais ne révèlent-elles pas aussi une crise profonde de la démocratie ?

Edwy Plenel : La France est une démocratie de basse intensité. Nous manquons d’une authentique culture démocratique. Mon propos concerne toutes les familles partisanes. La gauche n’est pas non plus immunisée sur cette question. Aujourd’hui, dans cette période d’immense crise que nous traversons, de doute et d’inquiétude, où les programmes clé en main n’existent pas, où les solutions semblent plus complexes qu’avant, où ce n’est pas un parti tout armé, une avant-garde cohérente ou un leader charismatique qui apporteront seuls la solution, il me semble que ceux qui défendent un horizon d’émancipation, d’exigence sociale, n’ont qu’un levier : la démocratie. Une démocratie qu’il faut étendre et approfondir. C’est la raison pour laquelle je cite volontiers Antonio Machado : « Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin. » Cela veut dire que le chemin est à inventer en marchant. Nous devons nous battre pour étendre ce champ face à tous ceux qui sont les tenants de l’oligarchie de l’avoir, du pouvoir, qui croient savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous. Il s’agit de défendre cet horizon d’utopie démocratique, qu’on trouve chez Castoriadis ou Rancière, avec cette idée que la démocratie est le régime du « n’importe qui ». La promesse démocratique, c’est que, sans privilège de naissance, d’origine, de fortune ou de diplôme, j’ai le droit de m’en mêler. J’ai le droit de m’exprimer, de voter, de me présenter, d’être élu. Jusque, ô scandale, de gouverner. Dit comme cela, on voit bien que nous sommes dans une démocratie très basse. Où sont les ouvriers ? Où sont les employés ? Où sont les groupes sociaux majoritaires ?

On oppose volontiers à cet argument une exigence de compétence, parce qu’on serait dans une ère politique très technique…

Comme beaucoup des livres d’Edwy Plenel, celui-ci est une profession de foi, et de foi en une profession : le journalisme. Depuis la Part d’ombre, en 1992, qui traquait les contre-vérités dans les plis de la république mitterrandienne, le fondateur de Mediapart assigne à notre métier une fonction politique ambitieuse.

Dans une démocratie de plus en plus anémiée, celle de la Ve République, l’information est un combat. Un combat dont l’enjeu va au-delà de la liberté de la presse. Il s’agit de donner aux citoyens les moyens d’assumer leur citoyenneté, de déjouer les chausse-trapes d’un système fondé sur le mensonge. « Pour agir, j’ai besoin de savoir », résume Plenel, qui appelle en renfort des auteurs que l’on retrouve au fil de ses livres. Des grands ancêtres comme Péguy et Albert Londres, des philosophes comme Jean-Pierre Vernant ou Jacques Rancière, dont on retient cette évocation des Grecs anciens pour lesquels « le bon gouvernement est celui de ceux qui ne veulent pas gouverner ». Ou encore, l’Américain John Dewey, pour qui « chaque citoyen est un souverain ». On le voit, le plaidoyer pour un journalisme libre se confond avec un éloge d’une démocratie vraie.

Mais Plenel emprunte un chemin plus inattendu quand il cite Nietzsche : « Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » Ce n’est pas tant, évidemment, qu’il faudrait renoncer aux convictions, que la nécessité d’être assez libre pour savoir s’en défaire quand la vérité les dément. « Suis-je prêt à accepter des faits qui dérangent mes convictions ? », demande Edwy Plenel. Difficile équilibre à trouver entre le risque de la vacuité, cette idéologie journalistique qui appelle « objectivité » tout refus d’engagement, et une idéologie obtuse qui nie la vérité quand celle-ci la contredit. En un mot, il faut suivre ce conseil d’Orwell, un autre ami de Plenel : éviter « l’esprit de gramophone ».

Le numérique, grâce à ses outils techniques, fait une démonstration presque in vivo de l’inanité de cet argument. Il a été démontré que Wikipedia ne contient ni plus ni moins d’erreurs que l’Encyclopedia britannica. Or, Wikipedia est réalisé par le commun de citoyens qui s’autocontrôlent. Le numérique, c’est l’émergence de l’autre sens du mot « expert ». Non pas l’expert d’en haut, le sachant, mais celui qui a eu l’expérience : l’ouvrier qui connaît son entreprise, l’ingénieur qui connaît son métier, l’enseignant qui ne détient pas seul la vérité. À vrai dire, ce n’est pas un reproche nouveau, mais éternel, celui de la tentation oligarchique. Celle qui fera dire, parfois avec sincérité : « J’ai la naissance, donc j’ai les réseaux ; j’ai la fortune, donc j’ai les moyens ; j’ai les diplômes, donc j’ai le savoir. Je sais réellement ce qui est bon pour vous. » Castoriadis trouve la réponse dans l’imaginaire originel de la démocratie, celle d’Athènes, pas vraiment parfaite pourtant : ceux qui dirigeaient étaient tirés au sort. Ça n’exclut pas les imbéciles, mais, au bout du compte, il existe un certain équilibre et une intelligence collective. Et ceux qui avaient en charge des domaines de compétences particuliers – non pas le bien commun de la cité mais ses instruments comme l’armée ou les finances – étaient élus après un examen démontrant leurs compétences. À l’inverse de ce que nous vivons. Nous votons, et après on nous dit : « Taisez-vous ! » La démocratie représentative, ce peut être, comme disait Tocqueville, qui n’était pas un révolutionnaire, « une tyrannie douce ». Tous les cinq ans, je vote pour mon maître ; après quoi je retourne en servitude. Prenons l’exemple de la guerre au Mali. A-t-on eu une audition publique, des questions musclées aux chefs d’état-major, au ministre de la Défense ? Dans toutes les formations politiques, nous ne sommes pas assez exigeants. Je rappelle que, depuis le Conseil national de la résistance, notre Constitution définit la République comme « démocratique et sociale », et non comme seulement une « république sociale ». Pour qu’elle soit sociale, il faut ce levier démocratique. Nous avons assez de mémoire pour savoir que la gauche a souffert de la naissance de nouvelles oligarchies nées de l’avant-garde, de l’idée que cette avant-garde sait mieux que le peuple ce qui est bon pour lui, et qu’une fois installée elle se met à vivre au-dessus du peuple. Nous sommes peut-être encore dans une préhistoire de l’âge démocratique.

Vous écrivez que, dès l’été 2012, François Hollande vous a choqué…

François Hollande n’a pas d’excuse. C’est ma génération : elle sait comment cela s’est passé pour la gauche avec Mitterrand. Hollande était à l’époque un bon commentateur critique, sous Mitterrand, sous Jospin. Il sait comment on s’habitue très vite, comment on glisse très vite. Je ne m’attendais pas à des miracles sur les questions économiques, sociales et européennes, mais je pensais qu’il saisirait le levier démocratique, lui qui, pendant la campagne, avait affirmé qu’il aurait besoin de la société pour le changement. Or, on a assisté à la réaffirmation de la seule démocratie représentative, sur un mode de crispation par rapport à d’autres formes de dynamique. C’est une grande régression au PS, si l’on songe à la campagne de Ségolène Royal autour de la démocratie participative en 2007, ou même aux primaires. Regardez aussi la commission Jospin. On a cinquante ans de débat sur la démocratisation des institutions. Il y a un engagement : la présidence normale. Il existe un Parlement, une majorité, y compris au Sénat. Et qu’est-ce qu’on fait ? Une commission, à huis clos ! Avec des chevaux de retour, dont Roselyne Bachelot, aujourd’hui animatrice à la télévision. Pas d’audition, pas de site Internet qui permettrait de suivre les débats. On rend un rapport non moins clos et, au bout du compte, tout cela se détricote parce qu’on n’a pas su créer de dynamique. Ce temps perdu sur l’enjeu démocratique ne se rattrape pas. Europe Écologie-Les Verts, qui avait un certain dynamisme pendant le quinquennat de Sarkozy, en paye aussi le prix fort. Ils devaient s’imposer dans les six premiers mois sur cet enjeu démocratique. Or, pour deux petits maroquins, EELV a perdu cette force.

Avec les affaires Cahuzac et Bettencourt-Sarkozy, on a l’impression d’un triomphe du mensonge en politique. N’est-on pas plongé dans une sorte de chaos moral ?

C’est bien pour cela que je suis sévère dans mon interpellation de François Hollande, car il n’a pas d’excuse. Il le savait. Nous avons écrit un livre de dialogue en 2006. Il a tenu à ce qu’il s’appelle Devoir de vérité. Il y défend une exigence de vérité. Or, on doit juger Hollande aux trois promesses essentielles qui ont été le levier de sa courte victoire. Premièrement, « mon ennemi, c’est la finance »  ; deuxièmement, renégociation de l’Europe ; et, enfin, sur le levier démocratique, une présidence « normale ». Sur ces trois questions essentielles, il n’est pas au rendez-vous. Sur l’Europe, c’est un alignement. Sur la finance, avec la réforme bancaire, cela s’est réduit à une peau de chagrin par rapport à l’ampleur du désastre financier que la crise de Chypre nous rappelle à nouveau. Quant à la présidence normale, au niveau des mécanismes, des nominations, de l’installation de relais courtisans, on en est loin. Nous connaissons une situation grave, avec une course de vitesse. Les affaires ne font que commencer pour la droite : tous les dossiers que nous avons sortis sont entre les mains de la justice, et cela risque d’être désastreux. L’affaire Cahuzac, par certains aspects, ne fait elle aussi que commencer, car il reste une énigme sur la provenance de l’argent et son ampleur. Évidemment, le journalisme de gouvernement et le pouvoir diront : « Vous faites le lit du “tous pourris” et du populisme. » Mais, la vérité, c’est que nous sommes dans cette course de vitesse, avec des élections à venir et des échéances difficiles, européennes et municipales : il y a le feu au lac. Il faut un sursaut démocratique et social, et ce sursaut devrait être à l’ordre du jour.

Peut-on espérer une issue venant de la gauche de la gauche ?

Le Front de gauche, avec ses deux composantes, se prononce pour une Sixième République. Il se revendique du pouvoir au peuple, de tous ces mécanismes démocratiques que nous défendons, mais il se trouve dans une pratique politique de l’incarnation autour d’un leader. Jusqu’à trébucher puisqu’il aurait été bien mieux que Jean-Luc Mélenchon soit membre de l’Assemblée nationale, en étant élu là où il pouvait se faire élire, plutôt que d’entrer dans ce face-à-face médiatique – un univers que lui-même critique –, ce duel avec Marine Le Pen qui, d’une certaine manière, valorisait le FN.

Mais alors, que faire pour faire avancer cet idéal démocratique ?

Faire ce que nous devons là où nous sommes. C’est comme ça que nous trouverons des solutions, que surgiront peut-être des surprises. Nous sommes dans un moment où il faut guetter l’imprévu : il n’est pas exclu que cet imprévu soit sympathique. Nous sommes dans ce moment où le néolibéralisme a montré son visage antidémocratique, depuis la chute du Mur. Mais je suis très surpris qu’à chacune de nos réunions – à Mediapart, comme chez vous, à Politis  – il y ait tant de monde. Les gens sont disponibles. Le succès de Stéphane Hessel dit cette attente. Nous sommes donc comptables de chercher ce chemin, mais nous n’avons pas trouvé. La question est : comment traduire nos attentes politiques ? C’est toujours “du vieux” qui continue. C’est une question que doivent se poser ceux qui sont en charge de ces familles politiques.

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