Ivanov Re/Mix : Entrez dans la décadence

Avec Ivanov Re/Mix, Armel Roussel propose une belle réécriture de la pièce de Tchekhov, sur l’air intemporel de la déchéance.

Anaïs Heluin  • 21 mars 2013 abonné·es

Un petit air de soul murmuré plus que chanté, qui interroge le sens de l’art, de l’amour, de l’existence. Et qui donne à la scène l’allure d’une piste de danse hermétique à la joie, faite pour recueillir les peines de personnages aux faces tristes et aux mimiques ridicules. Sur le plateau, où les couples ne cessent de se former pour se séparer aussitôt, s’activent des êtres situés entre deux époques et deux cultures. La Russie de 1887, année d’écriture par Tchekhov d’ Ivanov et période de transition politique, et l’Occident actuel, plein de doutes face à la recomposition des puissances mondiales, à l’ascension de continents plus dynamiques.

Deux moments d’étiolement de l’espoir, de la confiance dans l’avenir, que le metteur en scène belge Armel Roussel mêle dans sa réécriture de la pièce du dramaturge russe, intitulée Ivanov Re/Mix et créée en 2010. Pas de manière explicite, mais en inventant une forme tournée vers l’intime, vers les mécanismes psychiques susceptibles de faire basculer des individus en prise avec le monde dans la passivité la plus complète. Très gestuelle, proche par moments d’une chorégraphie engluée par un demi-sommeil, cette dernière transforme de l’intérieur les héros de Tchekhov. À peine, juste assez pour marquer l’écart entre la pièce originale et sa réécriture, et surtout la persistance, voire l’aggravation, de la décadence à travers le temps.

Ivanov (Nicolas Luçon), toujours personnage principal de la pièce, est le premier concerné par cette déliquescence. Armel Roussel lui ôte en effet presque toute la dimension politique qui le caractérise dans le texte russe. Sans qualités, autrefois bon vivant mais tombé dans l’apathie, il ne représente plus, comme chez Tchekhov, les conséquences d’une transition politique ni des actes antisémites qui ébranlaient alors la Russie. Il est simplement une victime parmi d’autres de la chute des idéaux et de la société du spectacle qui étouffe la pensée, neutralise toute originalité, toute combativité. Il n’arrive plus à aimer sa femme, Anna, juive dans le texte original et arabe dans la réécriture. Mais il tombe sous le charme de la jeune Sacha, dont les espoirs le ramènent un temps à sa jeunesse. Cette histoire, somme toute banale, de chute désespérée dans le non-sens, avec ses vaines tentatives de raccrochage au réel, n’est révélée dans la version belge qu’au compte-gouttes, de même que l’identité, au départ on ne peut plus opaque, des personnages. D’où une première partie qui peut laisser perplexe, mais qui affirme avec précision la liberté d’appropriation prise par Armel Roussel. Le mélange entre les deux versions existantes d’ Ivanov – la comique et la tragique –, enrichi par l’ajout de nouveaux textes, crée une sorte de confusion, d’indécision. Les comédiens ne cessent d’osciller entre le rire et les larmes, enfermés dans un ennui dont l’expression évolue au fil du spectacle.

La pièce s’ouvre sur un Ivanov renfrogné, allongé sur son lit en pleine séance de navigation sur Internet. Agacé par l’irruption d’un de ses amis saoul et belliqueux, il entame avec lui une discussion nébuleuse par micros interposés. Une manière de dire l’incommunicabilité entre les êtres et de poser une fois pour toutes les codes de représentation qui régissent Ivanov Re/Mix. Le refus d’incarner les personnages de Tchekhov, surtout, qui fait de Nicolas Luçon (Ivanov) et des douze autres membres de la compagnie Utopia 3 des sortes de danseurs au corps tantôt raidi, tantôt ramolli, qui se contentent d’exprimer une manière d’être au monde. Une indifférence, et même une absence, dont la plus belle expression électrise la seconde partie de Ivanov Re/Mix. Autrement dit, la fête chez les Lebedev, des voisins d’Ivanov tentant de noyer leur mélancolie dans une bonne dose d’alcool accompagnée de danse et de séduction. L’ennui, ici, prend un visage grotesque. Les corps se déforment dans des pantomimes saccadées, se lancent dans une parade sexuelle trop débridée pour être crédible. Quand même la fête perd toute vérité, dit ainsi Armel Roussel, il est grand temps de s’interroger.

Théâtre
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