Les visages de la prostitution

Il n’y a pas « une » mais « des » prostitutions, ce qui limite la construction d’une loi générale.

Olivier Doubre  et  Lena Bjurström  • 21 mars 2013 abonné·es

Si le proxénétisme est identifié par le code pénal, la prostitution, elle, ne possède aucune définition juridique. Si bien que ses contours sont sujets à polémique. Car le terme peut s’appliquer à des situations multiples. « Si l’on tente de quantifier un “phéno­mène prostitutionnel”, va-t-on ­compter de la même manière les personnes dont c’est la principale source de revenus et celles qui l’exercent de façon irrégulière ? Peut-on considérer comme “prostitution” le fait d’accepter non pas de l’argent mais des “cadeaux” matériels en échange d’un acte sexuel ? », interroge le sociologue Lilian Mathieu. Selon lui, les décisions politiques (locales et nationales) s’appuient sur d’autres éléments que la connaissance de ces réalités, comme les attentes des riverains ou des interrogations sur le droit des femmes.
Il n’empêche que la volonté de légiférer sur la prostitution ne date pas d’hier.

De même qu’il n’y a pas « une » mais « des » prostitutions, il n’y a pas une loi mais des lois liées à la prostitution, dont pas une seule ne la concerne directement. Une situation d’« hypocrisie juridique », estime l’anthropologue Marie-Élisabeth Handman. Ainsi, se prostituer n’est pas interdit, mais le « racolage passif » est illégal. De même, le proxénétisme – « de contrainte » ou « de soutien » – est condamné. Cela désigne aussi bien le fait de « tirer un revenu de la prostitution d’autrui » que tout acte « d’aide à la prostitution », même si aucun argent n’est en jeu, via un prêt de camionnette, d’appartement, ou le simple fait d’accompagner un(e) prostitué(e) sur son lieu de travail, par exemple. Si ce délit permet de mettre en cause des proxénètes propriétaires d’appartements ou de sites Internet, elle a aussi pour conséquence d’incriminer l’entraide entre prostitué(e) s, qui se retrouvent alors passibles d’une condamnation pour « proxénétisme réciproque ».

Dès le XIXe siècle, la France a adopté une politique réglementariste répressive. En 1946, la loi Marthe Richard a interdit les maisons closes. En 2003, c’est le racolage passif qui a été prohibé. Aujourd’hui, les partisans de l’abolitionnisme ou du néo-réglementarisme s’affrontent sur les chiffres venant justifier la mise en place du système qu’ils défendent. Selon les estimations de l’Office central de répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), il y aurait environ 20 000 personnes prostituées en France, et 80 % d’entre elles seraient étrangères. Mais ces chiffres doivent être questionnés, prévient Lilian Mathieu : « Les seules données que nous avons sont celles de la police. Elles sont biaisées car la police s’intéresse essentiellement à la prostitution de rue, et en particulier aux personnes étrangères. Ces données ne peuvent donc être généralisées. » Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, en décembre 2012, le rejoint dans ce raisonnement en rappelant qu’il n’y a pas « une » mais « des » prostitutions : « Le terme de prostitution recouvre des réalités diverses, contrastées, en constante évolution. »

Passage en revue non exhaustif de différents groupes, qui se recoupent éventuellement.

Les « traditionnelles »

Pour un certain nombre de femmes, le plus souvent d’âge mûr, la prostitution est un « métier » revendiqué comme tel. Dans la rue, devant un appartement ou, depuis l’instauration du délit de racolage passif, dans des camions le long de parcs, de bois ou de routes, ces femmes sont indépendantes et s’agacent des volontés de contrôle des pouvoirs publics. Leur métier représente pour elles un moyen acceptable d’obtenir une rémunération impensable dans un autre travail. Elles revendiquent également la liberté que leur procure leur profession : sans proxénète, sans patron. À Paris, l’association les Amis du Bus des femmes a été en partie créée par certaines de ces « traditionnelles ». Selon Claude Boucher, sa présidente, cette forme de prostitution tendrait à disparaître : « La nouvelle génération d’indépendantes n’est plus vraiment dans la rue. »

Les « travailleurs du sexe »

Sur Internet ou dans des appartements, plus rarement dans la rue, une autre génération d’indépendant(e)s revendique la prostitution comme un métier, préférant d’ailleurs le terme de « travailleurs(ses) du sexe ». Créé en 2009 afin de porter ces revendications, le Syndicat du travail sexuel (Strass) rassemble des femmes, des hommes et des transgenres. De leur point de vue, ce n’est pas la prostitution qui est violente mais ses conditions d’exercice. Si les revendications des « traditionnelles » sont similaires, selon Claude Boucher, ces dernières ne se retrouvent pas vraiment dans le militantisme politique du Strass.

Les « occasionnelles »

Le sujet de la prostitution étudiante est régulièrement abordé par les médias. Dans un rapport parlementaire d’avril 2011, les députés s’interrogeaient sur la part de fantasme et de réalité qu’elle recouperait. De manière générale, il semble difficile d’estimer l’importance de la prostitution « occasionnelle » d’étudiant(e)s, mères au foyer et travailleurs(ses) qui, pour survivre en fin de mois ou améliorer l’ordinaire, vont recourir à la prostitution, notamment via Internet. Pour Lilian Mathieu, il faut s’interroger non pas sur cette prostitution mais sur la précarité économique dans laquelle elle s’inscrit.

Les mineur(e)s

En France, les clients de prostitué(e)s mineur(e) s sont passibles de 3 à 7 ans d’emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d’amende. Néanmoins, l’Association contre la prostitution des enfants s’inquiète de son développement, notamment via Internet. En 2011, l’organisation estimait à 6 000 le nombre de mineur(e)s prostitué(e)s, dont 70 % d’étrangers.

Les sans-papiers et les victimes de traite

Pour un étranger en situation irrégulière, le travail au noir est une des rares solutions de survie. Pour des femmes, mais aussi pour des hommes et des transgenres, la prostitution peut, dans une indépendance relative, représenter un moyen d’économiser rapidement de l’argent pour rentrer au pays ou s’installer en France. Si certaines personnes exercent par le biais d’annonces sur Internet, nombre d’entre elles sont dans la rue. Les associations alertent régulièrement sur leur situation précaire, leurs difficultés d’accès aux soins et aux droits, ainsi que sur le harcèlement qu’elles subissent de la part des forces de l’ordre. Parmi ces personnes, certaines se prostituent sous la contrainte. Savoir si elles sont la proie d’un réseau criminel est difficile car les victimes de traite se désignent rarement comme telles, par peur de représailles.

Les prostitués masculins

Relativement discrète, la prostitution masculine en France est essentiellement homosexuelle et comporte une part de militants très actifs pour la reconnaissance du « travail sexuel » ou des « travailleurs du sexe ». Ces hommes, travestis, transgenres ou non, commencent en général à se prostituer de façon occasionnelle. Dans les années 1970, 1980 et 1990, ils se rendent d’abord en des lieux connus pour cela : à Paris, autour de la rue Sainte-Anne, près de l’Opéra (historiquement, le premier quartier de socialisation gay), au bois de Boulogne ou autour de la porte Dauphine ; à Marseille, près du siège de la Sécurité sociale, en centre-ville. Après s’être constitué une clientèle, ils poursuivent parfois leur activité à domicile. Une tendance qui s’est aujourd’hui amplifiée avec Internet, moyen privilégié pour fixer des rendez-vous, de plus en plus en appartement.
Les prostitués masculins proviennent de milieux sociaux très divers, commençant cette activité souvent à la fin de l’adolescence, alors qu’ils sont lycéens, étudiants ou jeunes travailleurs, précaires ou non.

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